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Se distraire sans s'appauvrir ?

C'est possible !

 

 Par la magie du théâtre, entrez dans le monde burlesque et poignant de :

"Maître Bouchagroin et l'apprenti porcher" ©

 

Présentation : 

 

             «Cette tragi-comédie en 5 actes commence comme une pièce de boulevard, dans une ambiance quasi burlesque. Et puis l'on s'aperçoit, - c'est l'une des fonctions du rire -, que des choses également sérieuses apparaissent au fur et à mesure que se noue l'intrigue, pour un amusement qui n'exclue pas la réflexion.

 

            Comme vous pourrez le constater, la pièce est conçue pour le public contemporain : à la fois en quête de sens - et prévenu par principe contre tout ce qui sent l'embrigadement, idéologique ou confessionnel. Aussi la référence au "fils prodigue" est-elle implicite : à partir du tiers de la pièce seulement, le cours des événements commence à rappeler la parabole que tous ont plus ou moins en mémoire depuis peut-être un lointain catéchisme ou, plus récemment sans doute, depuis un dernier entretien psychiatrique... (La résolution du conflit fils-père en effet n'est-elle pas au coeur du christianisme et d'une certaine psychanalyse?) Après quelques scènes, le spectateur peut lui-même établir le lien suggéré entre la pièce et le schéma universel du "Fils prodigue" (dans ses variations évangélique, psychanalytique, sociologique ou politique).

            Le public jouit alors de vérifier les étapes de cette transposition du récit intemporel dans un cadre contemporain. La curiosité est piquée, l'intelligence sollicitée et le coeur, on l'espère, finalement ému.»

 

            On rencontre enfin des thèmes auxquels notre époque est sensible : le chômage bien sûr et les difficultés d'embauche ; le respect de l'environnement (le reboisement, les pépinières, les glands...) ; la reconnaissance des personnes handicapées (deux des héros positifs sont handicapés) ; et aussi, une légère satire des excès de la psychanalyse, un peu comme faisait Molière pour les médecins de son temps (sans parler de Woody Allen)! La mise en scène est aisée : pas trop de personnages, pas de rôles démesurés, un ou deux accessoires spécifiques ; durée raisonnable : environ 1h40.

 

 

                        Après l'avoir lue, si vous souhaitez mettre en scène Maître Bouchagroin et l'apprenti porcher, vous êtes les bienvenus. Cette pièce facile à monter peut être jouée par un petit groupe de jeunes même non professionnels, soit par une troupe amateur, soit en aumônerie, ou pour une oeuvre caritative, ou pendant une colonie de vacance, ou pour une kermesse de fin d'année, ou bien entre amis tout simplement.

            Déjà des enseignants, des étudiants, des amateurs de théâtre et des professionnels comme Daphné de Quatrebarbes ou Jean Piat nous ont écrit leur intérêt pour Maître Bouchagroin et l'apprenti porcher dont un exemplaire a également été remis à des responsables culturels, tel le Cardinal Poupard, Président du Conseil Pontifical de la Culture. A votre tour, imprimez librement le texte intégral (Copyright 2000) de Maître Bouchagroin et l'apprenti porcher communiqué sur notre site www.lartpourlame.com. Veuillez seulement nous contacter sur : ademalleray@hotmail.com pour nous faire part de vos impressions, (critiques encouragements et conseils sont les bienvenus) et de vos éventuels projets d'adaptation de cette pièce.

 

 

 

 

Maître Bouchagroin

et

l’apprenti porcher 

 

  

 

tragi-comédie en 5 actes

 

 

 

 

Personnages :

  

Maître Bouchagroin : éleveur de porcs

Madame O’Nah : employée de Bouchagroin

Monsieur Sponge : employé de Bouchagroin

Un chasseur (groom) appelé Sire, alias Nanrib : supérieur occulte de Bouchagroin - (éventuellement, ce rôle peut être joué par une femme)

Un candidat malheureux

Premier garde

Second garde

Des serviteurs et des musiciens dans le patio

        

 

Pascal, alias Baudouin : fils du superintendant

Lucia : pépiniériste

Angelo : pépiniériste, frère de Lucia

Les 6 ombres

Le père, superintendant des Pépinières Domaniales

Un pépiniériste

Une pépiniériste

Seconde pépiniériste

Un porteur

 

 

 

Figurants :

  

La mère défunte

Des gardes

Un porteur

Des pépiniéristes, danseurs et musiciens

Un petit enfant 

 

 

 

Composition :

  

Acte 

Lieu

Heure

Nb de scènes

I

bureau

après 15 heures

8

II

patio

jusqu’au crépuscule

9

Entr'acte

 

 

 

III

patio

entre minuit et 03 heures

4

IV

patio

jusqu’à l’aube 

11

V

forêt

avant 15 heures

3

 

  

 


Acte I

 

Dans le bureau de Maître Bouchagroin, gothique luxueux, emblèmes porcins dans la décoration. Sur un bureau, des glands sur un maroquin. Une double porte au fond. Une fenêtre gothique au fond à gauche, avec des barreaux ; une porte à gauche ; une autre en face à droite. Un miroir de taille moyenne pendu au mur ; trois sièges ; une grande carte murale à droite, face à la fenêtre. 

 

Scène 1 : 12+3 coups frappés juste avant le lever de rideau. Bouchagroin, vêtu d’une longue toge noire sans manches, ouverte sur le devant, doublée de rose vif, laissant voir un élégant costume trois pièces sombre avec une cravate rose. Un candidat en costume cravate, debout près du bureau où il s’applique à frapper encore deux coups de marteau sur des glands ; on reconnaît le même bruit produit avant le lever de rideau par les 12+3 coups. Un chasseur en livrée rouge (pantalon, veste, toque) et gants blancs, immobile debout au fond, à droite de la double porte.

 

Bouchagroin

Non ! C’est beaucoup trop lent ; et c’est inefficace. Je viens de vous montrer comment il fallait faire ! Concentrez-vous, mon cher ! Moi, j’en ai fêlé douze en moins de trois secondes. Vous dans le même temps : pas même éraflé quatre.

 

Le candidat

Je suis désolé Maître : le cinquième a glissé.

 

Bouchagroin

Gare au dernier essai. Rattrapez le fuyard.

 

Le candidat, va ramasser le 3ème gland qui a roulé à l’autre bout de la scène.

Je l’ai.

 

Bouchagroin

C’est bien ce qu’on va voir. Allons, pressons mon bon. Ma Porcherie-Vitrine ouvre dans moins d’un jour et j’ignore toujours si vous ferez l’affaire ! Linge. (Bouchagroin lui tend une bande de tissu blanc.) Marteau. (Bouchagroin lui tend le marteau.)

Compte à rebours : trois, deux, un, zéro… (Le candidat frappe un coup. Bouchagroin s’approche pour juger.) Cette fois c’est trop fort : vous me l’avez écrabouillé !

 

Candidat

C’est que… je l’avais cru plus résistant. Pardon.

 

Bouchagroin

Sachez donc mon garçon qu’il ne vous faut plus croire. Constatez que les glands sont des êtres fragiles, et précieux. Si vous les réduisez en bouillie pour les chats, nos porcelets de luxe ne les mangeront pas. Or, chez Bouchagroin Porcs fins, on élève des porcs d’élite : les porcs de demain ! Dès le berceau, nos cochonnets se font leurs toutes jeunes dents sur des glands pré-fêlés. Pas brisés, pas broyés : pré-fêlés. Vous m’entendez ?

 

Candidat

Pré-fêlés ?

 

Bouchagroin

Parfaitement. Il convient qu’à peine nés nos bébés-porcs exercent leur voracité. Mais, comme vous le savez, la génétique porcine affirme – on peut la croire – que tous les porcelets élevés à la mamelle seront moins voraces, et donc moins vigoureux, que ceux qu’on aura mis aux glands dès la naissance. Ces cochonnets d’élite, malgré leur dentition encore embryonnaire, écrasent sans effort l’écorce de ces glands – pré-fêlés par nos soins !

 

Candidat

Je comprends. Mais pourquoi ne pas directement offrir à vos élèves une bouillie de glands, ou même une farine ?

 

Bouchagroin

Primo, vous priveriez l’instinct de ces novices du vital plaisir de fracturer la proie. Secundo on ne sert, chez Bouchagroin Porcs fins, aucuns produits traités. Nos glands sont naturels et nullement trafiqués. Ils ont gardé l’arôme des chênes d’antan : ce sont des glands intègres ! Tertio, votre entretien d’embauche a tourné court.

 

Candidat

Grâce, je vous en prie, oh, Maître Bouchagroin ! Donnez-moi s’il vous plaît une dernière chance ! Je suis sûr cette fois de pouvoir pré-fêler !

 

Bouchagroin

Croyez que je regrette. Le pré-fêlage requiert un subtil équilibre de délicatesse et de violence utile, monsieur, qui vous manque. Veuillez donc m’excuser, je dois examiner de nouveaux candidats. Ils sont encore nombreux.

 

Candidat

Et moi qui m’attendais… Avec dix-huit lettres de recommandations… (Il se dirige vers la porte, la tête basse, conservant linge et marteau en main.)

 

Bouchagroin, lui rendant ses lettres.

Les voici. Le marteau je vous prie. Et le linge. Au revoir.

 

 

Scène 2 : Bouchagroin ; Madame O’Nah : décente, âgée d’environ 40 ans, cheveux longs attachés, vêtue d’un tailleur rose descendant sous les genoux (style années 1940), avec une large ceinture en peau de reptile, chaussée de bottes de cuir montant jusqu’aux genoux ; le chasseur.

 

Madame O’Nah, entrant dans le bureau par la double porte.

Maître : il en reste encore cent treize qui espèrent. J’ai pensé que vous aimeriez faire un

peu plus tôt votre pause. Voici la presse du matin.

 

Bouchagroin, debout dans l’encoignure de la fenêtre, regardant dehors, les mains jointes autour du marteau dans le dos.

Dites-moi seulement si le Vieux persévère dans sa résolution.

 

Madame O’Nah

Oui Maître, apparemment. Le voici à la une en page économique : c’est de leur envoyé spécial au Grand-Secrétariat de la Principauté : « Le délai de ces cinq années sera donc écoulé à quinze heures demain. Or il semble impossible que se manifeste d’ici vingt-quatre heures l’héritier disparu. C’est pourquoi l’on craint que la charge héréditaire de Superintendant des prestigieuses et vastes Pépinières Domaniales ne soit officiellement déclarée vacante. »

 

Bouchagroin

Comment ça : « L’on craint que… » ! Qui craint cette vacance ? Les employés peut-être, ces vils pépiniéristes ? Ils craindraient plus encore s’ils savaient mes manœuvres : puisque selon mes plans, je serai dès demain moi-même et pour longtemps leur Superintendant !

 

Madame O’Nah

« Parmi les prétendants qui s’affrontèrent pour la Superintendance des Pépinières Domaniales, on sait de source sûre que deux entrepreneurs – non les moins éminents – de la Principauté ont été pressentis. Assez connu de nos lecteurs, le papetier Glazzi, habile refondateur des Papeteries Industrielles Réunies, s’oppose donc au célèbre Maître Bouchagroin, de Bouchagroin Porc fins, le fameux roi du porc. »

 

Bouchagroin, songeur.

Le roi du porc… (Des coups violents sont frappés à la porte.) Qu’est-ce que c’est ?

 

Madame O’Nah

Les candidats, ô Maître. Tous rêvent d’être embauchés par Bouchagroin Porcs fins, l’immense entrepreneur que la presse caresse !

 

Bouchagroin

Qu’ils patientent ! Est-ce qu’ils me croient déjà le Superintendant de ces Pépinières ? D’ici demain quinze heures, qui sait si le Glazzi que l’ambition dévore n’aura pas retourné le Vieux en sa faveur ? Et s’il me supplantait, la Porcherie-Vitrine tomberait à l’eau, et mes embauches avec !

 

Madame O’Nah

Maître, je suis certaine que vous l’emporterez.  

 

Bouchagroin

Tu l’as dit, Dame O’Nah : si ton oracle est sûr, tu ne le regretteras pas. (Des coups à la porte de gauche.) Encore ?

 

 

Scène 3 : Les mêmes ; Sponge : 50 ans ; costume en tissu sombre, cravate et gilet de cuir, bottes de cow-boy cachées sous le pantalon, éperons ; longue dague dans la poche intérieure de sa veste.

 

Sponge, entrouvrant la porte de gauche.

Veuillez m’excuser, Maître, le concierge demande s’il faut laisser entrer les nouveaux candidats. Car ils sont maintenant deux cent quarante-six.

 

Madame O’Nah

C’est un triomphe, Maître : bientôt toute la jeunesse fera la queue d’en bas jusque derrière ces portes !

 

Sponge

Et ce soir toute la ville !

 

Bouchagroin, frappant un coup de marteau sonore sur le bureau.

Doucement, mes amis doucement !

(Il pointe le marteau, qu’il n’a pas lâché, vers la carte murale dont il désignera successivement les zones roses majoritaires ; puis les vertes, enclavées.)

Nous ne sommes pas encore à jamais tout-puissants. Demain peut-être… Jusqu’à présent, Bouchagroin Porcs fins est implanté ici, ici, ici, encore ici, ici, ici et ici, et enfin ici. Mais là-bas en haut, malgré tous mes efforts ; là encore, quelle honte pour nous ; et surtout ici, vrai supplice ô mon âme – il n’y a pas porc qui vive !

 

Sponge

Hélas, ce sont encore des Pépinières Domaniales.

 

Bouchagroin

J’en ferai des porcheries modèles ! Autant il y a d’arbres, autant je mettrai de porcs. Car moi j’ai le souci des hommes et des femmes. Pour calmer leur grand-faim, je sais bien qu’il leur faut moins de chênes et plus de chair, moins de glands et plus de viande, moins de bois et plus de sang !

 

Sponge

Chic, nous aurons du boudin !

 

Madame O’Nah

Demain Maître, demain à quinze heures, vous serez nommé le Superintendant des Pépinières Domaniales ! Je le sens, là.

 

Bouchagroin

Tu l’as dit, prophétesse ! Périssent Glazzi et mes rivaux, alors demain, oh oui demain : ces forêts d’arbrisseaux tomberont sous ma coupe ! Les chênaies abattues seront de vastes plaines où, à perte de vue, les ramures des futaies disparaîtront bientôt sous un lisier fumant ! Là nous amasserons des tombereaux de glands pour nourrir et gaver des légions de porcs ! Nous échafauderons, pour abriter nos bêtes, les troncs comme des allumettes ! Le pays aura tant à bâfrer de jambon, de saucisses, de museau, de boudin qu’il n’y aura plus de mécontents, d’exclus ni de chômeurs ! Une grande paix s’abattra sur les ventres. Ma paix.

 

Sponge, exalté.

Nous vous servirons, Maître !

 

Bouchagroin, jetant une poignée de glands vers chaque porte. Puis, face à la salle.

Je donnerai largement à tous ceux qui ont faim, et tous ils mangeront – dans ma main.

  

Madame O’Nah, envoûtée.

La main du Maître…

 

Bouchagroin, après quelques secondes, comme s’éveillant d’un rêve.

Assez joué !

Nous n’avons pas encore gagné. Madame O’Nah, allez donc recenser nos heureux candidats, qui se disputent l’honneur – non, que dis-je, la gloire – d’être employés demain par Bouchagroin Porcs fins ! Et communiquez leur nombre à la presse : ça impressionnera Glazzi. (Elle sort.)

Monsieur Sponge ?

 

Sponge

À vos ordres, Maître.

 

Bouchagroin

Passez dans votre bureau : vous examinerez vous-même la moitié des candidats, sinon je n’en finirai pas. Rappelez-vous que je veux un pré-fêleur d’élite pour notre Porcherie-Vitrine ! Demain, tous nos clients doivent admirer le soin avec lequel cet employé, choisi entre mille, pré-fêle un par un les glands naturels offerts à nos porcelets de luxe.

 

Sponge

Pré-fêle un par un les glands naturels offerts à nos porcelets de luxe.

 

Bouchagroin

Ce raffinement fera l’admiration du public. Grâce à quoi les populations soutiendront ardemment l’offensive (il désigne à Sponge d’un geste impérieux la porte de droite ; Sponge est sorti avant que Bouchagroin ait fini de parler) lancée dès demain sur les Pépinières Domaniales par Bouchagroin Porcs fins, leur nouvel et fidèle Superintendant !

(Les bras levés au ciel, poings fermés, debout jambes écartées, dans une posture conquérante.)

 

Le chasseur, strictement immobile debout près de la double porte depuis le lever de rideau ; d’une voix forte, le visage imperturbable.

Si je veux.

(Bouchagroin face au public ; la terreur empreint brusquement son visage ; il se retourne vers le chasseur toujours immobile ; sans s’approcher de lui, Bouchagroin se prosterne dans sa direction.)

 

 

Scène 4 : Les mêmes, puis Madame O’Nah, puis Pascal. On toque à la double porte. Bouchagroin se relève en hâte, très gêné.

 

Bouchagroin, comme si rien ne s’était passé.

Entrez.

 

Madame O’Nah, entrant et avançant vers Bouchagroin.

Maître, j’ai dénombré six cent soixante-cinq candidats au poste à pourvoir. Dois-je annoncer le suivant ?

 

Pascal est entré sans bruit, à reculons, pendant que Madame O’Nah commençait sa phrase. Bouchagroin et Madame O’Nah lui tournent le dos. Pascal marche très lentement, pieds nus, comme prêt à tomber. Un bandage blanc taché de sang lui enserre la tête comme un turban, d’où s’échappent en désordre des mèches de cheveux. Il écrase un gland par mégarde. Bouchagroin et Madame O’Nah se retournent et le voient de dos. Il ne bouge plus. Un temps. Il se retourne vers eux et vers la salle. Une barbe de plusieurs jours noircit son visage. Il est vêtu d’une tunique verte, très sale et déchirée, mais d’une étoffe précieuse. Par-dessus, il porte un gilet de smoking blanc dont seulement quelques boutons sont attachés, dans les mauvaises boutonnières. Il a l’air hagard. Bouchagroin et Madame O’Nah le dévisagent, interloqués, puis se regardent en silence.

 

Bouchagroin, avec une sollicitude artificielle.

Vous êtes candidat au poste ? (Silence.)

 

Madame O’Nah

Êtes-vous le numéro cent quatorze ? (Silence.)

 

Bouchagroin

Bon, pas de numéro, pas de langue : pas d’embauche. Madame O’Nah, sortez-moi ce loqueteux et au suivant. (Pendant que Madame O’Nah passe la porte, suivie de Pascal qu’elle mène par le revers de son gilet blanc, Bouchagroin appelle, agacé.)

Au suivant ! (Un temps.) Candidat suivant !

 

Madame O’Nah, par la porte de gauche, rentre en courant dans le bureau, brandissant un journal déplié. D’un ton surexcité.

Maître ! Maître Bouchagroin ! Vite, regardez cette photo !

 

Bouchagroin

Et bien quoi : c’est bien moi là-dessus, au Congrès des Entrepreneurs. Tiens, avec cette canaille de Glazzi : quelle horrible cravate !

 

Madame O’Nah, désignant du doigt.

Non, à côté ! Ce cliché daté d’il y a cinq ans, de l’actuel Superintendant des Pépinières Domaniales ! Là, devant lui, ce jeune homme sur les épaules duquel le Vieux pose les mains !

 

Bouchagroin, stupéfait, balbutie.

Tonnerre ! Mais on dirait… (Il gribouille sur la photo avec un stylo.) Attendez, je vais lui faire une barbe. Voilà : c’est incroyable ! (Ils se regardent ahuris.) Et dire que son père le croit mort ! Mais que diable est-il venu faire chez nous, au lieu de rentrer aux Pépinières ? Après cinq ans…

 

Madame O’Nah, ayant repris son calme, d’une voix lourde de sous-entendus.

Si vraiment c’est lui l’héritier reparu, vous ne serez pas Superintendant. Ni demain, ni jamais.

Dans moins d’un jour il sera chez son père, qui le nommera son successeur aux Pépinières Domaniales. Il faut agir… Vite.

 

Bouchagroin

Croyez-vous ? Agir ? Ce n’est guère un travail de femme. C’est bon : (vers la porte de droite, il appelle) Sponge ?

 

Sponge, apparaissant.

Maître ?

 

Bouchagroin

Ramenez-moi le saltimbanque en chemise verte, qui vient de passer la grille. Prenez vos gants. (Sponge disparaît.)

 

Madame O’Nah

Mais qu’allez-vous faire, Maître ? Il ne s’agit pas d’être brutal ! J’ai une solution plus douce – et plus radicale.

 

Bouchagroin

Parlez. Nous sommes seuls. (Madame O’Nah, à voix basse, dit quelque chose à l’oreille de Bouchagroin.) Ca alors ! Mais c’est diabolique ! Avec ce coup-là, Glazzi est fichu ! Et les Pépinières sont à moi ! A moi ! Chère Madame O’Nah : qui vous a formée, je ne le sais pas. Mais il faudra bien le féliciter.

 

Madame O’Nah

Dans ce cas, ô mon Maître : que je vous félicite. (Elle lui baise la main.)

 

Bouchagroin

Allons, allons, ne nous dispersons pas. Il va falloir agir finement. Très finement. Dès que Sponge revient… 

 

 

Scène 5 : Les mêmes ; Sponge et Pascal. On frappe trois coups légers à la porte du fond.

 

Bouchagroin, rassurant.

Qui est là ?

 

Sponge

Voici le jeune homme, Maître. (Sponge et Madame O’Nah amènent Pascal au milieu de la scène et l’encadrent. Ses poignets sont liés devant lui. Il a l’aspect d’un futur et dérisoire supplicié.)

 

Bouchagroin

Qui ça ? Ah oui : entrez, entrez. Mon cher ami, je suis désolé pour tout à l’heure. Nous nous sommes quittés un peu… abruptement. C’est que, voyez-vous, je suis surmené ces jours-ci. (Silence.) Les affaires… Vous me comprenez, n’est-ce pas ? (Silence.) Mais, ma parole, vous êtes ligoté ! Vraiment Monsieur Sponge, vous n’avez pas pu vous en empêcher ! Vite, déliez notre invité ! (Sponge sort sa dague et tranche les liens. Pascal les bras ballants. Silence.) Vous ne parlez peut-être pas notre langage ? (Silence.) Madame O’Nah, quel numéro a tiré notre intéressant candidat ?

 

Madame O’Nah, à part, vers Bouchagroin.

Mais… il est entré sans numéro.

 

Bouchagroin

Ah oui… Tout à fait, tout à fait…

(Il griffonne sur un ticket qu’il tend à Pascal.)

Le numéro… cent quatorze. Voici votre ticket de queue. Etes-vous prêt pour le test d’embauche ? 

(Silence. Bouchagroin va prendre le marteau, referme la main de Pascal autour du manche et lui désigne un gland sur le bureau. D’un ton grave et paternel.)

À toi de jouer, fils.

(Pascal approche lentement du bureau, regarde le gland, puis autour de lui comme en quête de quelqu’un dont l’absence accable son visage. Il fixe la salle. Il se retourne vers le gland. Il frappe un coup léger et précis. Bouchagroin s’approche pour examiner le gland. Sur un ton professionnel et admiratif, il l’élève dans une pince de chirurgien, comme un joaillier considérant une pierre à la lumière, à travers un lorgnon qu’il tient dans l’autre main.)

Absolument parfait ! Quelques discrètes fêlures qui partent de la tête et fragilisent tout le corps… Ce gland est à croquer ! Il n’attend plus que la dent d’un tout jeune porcelet de luxe. Voilà un coup de maître.

(À Sponge.) Renvoyez tous nos candidats. Monsieur est engagé.

(Sponge sort. Bouchagroin et Pascal se regardent en silence. Pascal fait face à la salle. Bouchagroin vient se placer derrière lui et pose ses mains sur ses épaules. Un temps. Pascal s’effondre sur le sol. Bouchagroin lâche le gland – qu’il tenait entre les pinces – sur la tête de Pascal.)

Pauvre gland. C’est fini.

 

Rideau. Lever de rideau suit immédiatement.

 

 

 

Scène 6 : Bouchagroin, debout au même endroit. Pascal et Madame O’Nah ont disparu. Trois coups à la porte du fond. Entre Sponge.

 

Sponge

Maître, j’ai congédié les candidats.

 

Bouchagroin

Merci, Monsieur Sponge.

 

Sponge

Et… le saltimbanque ?

 

Bouchagroin

Notre nouvel employé, vous voulez dire : la joie d’entrer chez Bouchagroin Porcs fins lui a causé un léger malaise. Madame O’Nah s’occupe de lui. Dites-moi Monsieur Sponge…

 

Sponge

Maître ?

 

Bouchagroin

J’ai une devinette pour vous.

 

Sponge

Chic ! J’aime les devinettes !

 

Bouchagroin

La voici : quelle est selon vous la meilleure façon de capter un héritage ?

 

Sponge

Capter un héritage ? Voyons… Et bien… Cela dépend des circonstances. En temps normal, je pense qu’il suffirait de supprimer l’héritier.

 

Bouchagroin

Oui, mais aujourd’hui ?

 

Sponge

Hélas, de nos jours, la décadence est telle ! Les sensibilités ont si mal évolué… Il faudrait plutôt influencer l’héritier. Lui faire croire que son héritage n’a aucune valeur. Alors il ne le réclamerait pas, et on aurait le champ libre pour s’emparer de tout sans coup férir.

 

Bouchagroin, se contemplant dans le miroir mural.

Voilà qui est astucieux. Mais vous oubliez une chose : la force de l’hérédité. Tant que l’héritier se reconnaîtra comme un fils, tant qu’il se saura issu des entrailles d’un père, tant qu’il croira bonnement qu’il a reçu d’un homme le sang avant l’argent, il ne sera pas libre de nous écouter. Et vous ne pourrez pas capter son héritage.

 

Sponge, faisant mine de gagner la porte.

Faut-il tuer le père ?

 

Bouchagroin, le retenant.

Quelle fatigue inutile ! Non Monsieur Sponge, j’ai une idée plus simple. En fait, j’ai une idée… géniale. On ne tue pas le père ; on ne tue pas le fils : mais on convainc le fils qu’il est… son propre père ! Qu’il ne doit donc rien à personne – sauf à celui qui l’en informe. Bien entendu.

 

Sponge

Et qui est-il ?

 

Bouchagroin

Moi.

 

Sponge

Vous ?

 

Bouchagroin

Moi. Moi qui libère sa vie par l’abolition des généalogies ; qui lui rends la maîtrise de sa destinée par l’émancipation de toute filiation ! Moi qui suis finalement un peu comme le père qu’il pourrait se choisir – s’il en avait besoin. Moi qu’il va regarder de ses beaux yeux confiants, moins comme son employeur, que comme – ne voyez là qu’un mot – son « papa d’élection ».

 

Sponge

Maître, c’est magnifique !

 

Bouchagroin

Je sais.

 

Sponge

Je paierais cher pour voir réaliser un plan tellement prodigieux !

 

Bouchagroin

Soit. Crois en moi, et vois.

 

 

 

Scène 7 : Bouchagroin, Sponge, puis Pascal et Madame O’Nah. Bouchagroin toque doucement à la porte de gauche, comme craignant de réveiller un poupon. La porte s’ouvre. Pascal fait son entrée, suivi de Madame O’Nah. Il est rasé de près, coiffé, l’air avantageux ; une compresse sur la tempe gauche a remplacé le bandage sanglant qui enveloppait sa tête. Il porte un élégant costume trois pièces – le même que celui de Bouchagroin – une cravate d’un rose assorti, des souliers fins, et la même toge sans manches que Bouchagroin, également d’un tissu précieux, flottante et ouverte sur le devant, mais de couleur rose. Il bâille fréquemment, portant la main à sa bouche. Sinon, les pouces dans les poches du gilet, barré d’une chaîne de montre dorée.

 

Sponge, stupéfait.

Mais… C’est un miracle ! Le saltimbanque vert ! On dirait… Il ressemble trait pour trait à l’actuel Sup…

 

Bouchagroin, l’interrompant.

N’exagérez pas, Monsieur Sponge : si notre nouveau collaborateur me ressemble, c’est surtout parce que je lui ai prêté un de mes costumes.

 

Madame O’Nah

Nous avons fait une grande toilette, tous les deux. Ca n’était pas du luxe ! Oh ces ongles, je n’avais jamais vu de telles griffes : un vrai Mowgli !

 

Bouchagroin

Fort bien Dame O’Nah, fort bien. Mais surtout, dites-moi cher ami, vous a-t-on servi une collation suffisante pour vous remettre de votre malaise ? (Silence. Pascal bâille.) Et bien, je vois qu’on a du sommeil en retard. Ce jeune homme a dû vivre une très longue fête ! C’est convenu : juste quelques formalités d’usage, et vous irez vous reposer.

(Bouchagroin, Madame O’Nah et Sponge s’asseyent. Pascal reste debout au milieu.)

 

Sponge, bloc-notes et stylo en main, rapidement et sèchement.

Nom, prénom, sexe, profession, adresse des parents, longueur des canines et emploi précédent. (Silence.)

 

Bouchagroin

Une question à la fois. Votre nom, cher ami ?

 

Pascal

J’ai oublié.

 

Bouchagroin, jubilant.

Ca y est : il parle ! Il a parlé ! Et… votre prénom ?

 

Pascal

J’ai oublié.

 

Bouchagroin

Qu’à cela ne tienne : vous êtes assez grand, il me semble, pour choisir vous-même. Est-ce que… voyons voir… Est-ce que « Baudouin » vous conviendrait ?

 

Pascal

Je m’appelle Baudouin.

 

Bouchagroin

Notez bien Monsieur Sponge, notez : Baudouin s’appelle « Baudouin ». Signez là Baudouin. (Il lui tend son stylo. Pascal le regarde dans les yeux, sort son propre stylo et signe.)

 

Pascal

Je suis un garçon. Je travaille chez Bouchagroin Porcs fins dans le pré-fêlage des glands pour porcelets de luxe.

 

Sponge

Et combien pensez-vous gagner ?

 

Pascal

Je gagne deux fois plus que vous. Pour commencer.

 

Sponge, choqué, à Bouchagroin.

Comment ? Mais il n’a jamais été question de cela !

 

Bouchagroin, sèchement.

Des objections, employé Sponge ?

 

Sponge, vexé.

Du tout Maître, du tout. Au contraire, autant avoir de l’ambition.

 

Madame O’Nah

Escomptez-vous quelques avantages en nature ? Véhicule, logement de fonction ?

 

Pascal

Vous le saurez bien assez tôt. Pour aujourd’hui, je me contenterai de la montre. Et du costume.

 

Bouchagroin

Ah ? Le costume aussi ? C’est du sur-mesure… Très onéreux… Mais, si vous y êtes bien, c’est l’essentiel. Bon bon bon, on va peut-être s’en tenir là pour le moment.

 

Madame O’Nah, à Bouchagroin.

Et la photo ?

 

Bouchagroin, à Pascal.

Ah oui, j’oubliais. Puisque maintenant vous avez un beau costume, nous allons transmettre aux journaux votre portrait : ils sont très friands des nouveaux embauchés de Bouchagroin Porcs fins. Surtout si l’on mentionne à quel salaire élevé l’on vous a recruté.

 

Madame O’Nah

C’est bon pour notre image de marque. (Elle va prendre l’appareil photo dans le bureau.)

 

Sponge, aigri.

Les lecteurs n’y croiront pas : deux fois ma paye !

 

Pascal, suffisant.

Sans parler des primes, cher Sponge, sans les primes…

 

Madame O’Nah, à Pascal.

Souriez, le petit cochon va sortir… Ca y est, vous êtes dans la boîte.

 

Bouchagroin

Félicitations ! A présent cher Baudouin, le bureau de Madame O’Nah vous attend pour prendre un peu de repos, juste avant votre entrée en fonction. Un repas vous sera servi, puis nous viendrons vous chercher. (Pascal sort par la gauche, toujours les pouces dans les poches du gilet.)

 

 

 

Scène 8 : Les mêmes. Ils se regardent en silence.

 

Sponge

Plus de doute à présent : s’il n’était pas le fils du vieux, jamais il n’agirait avec un tel toupet !

 

Madame O’Nah

Et bien moi, je suis sûre qu’il est sincère : il a vraiment oublié qui il est.

 

Bouchagroin

Vous voulez dire qu’il ignore que son père est l’actuel Superintendant des Pépinières Domaniales, et qu’il révoquera sa charge héréditaire demain à quinze heures, si son fils depuis cinq ans disparu ne se manifeste pas ?

 

Sponge

Il simule ! Il est venu vous narguer avant de succéder à son père, car il sait que vous briguez son héritage pour étendre vos porcheries sur ses Pépinières !

 

Madame O’Nah

Non, il est amnésique ! En fugue il y a cinq ans, il a eu honte depuis, mais blessé par des bandits, il s’est réfugié chez nous – et c’est moi qui l’ai lavé.

 

Sponge

Il est nuisible !

 

Madame O’Nah

Il est malheureux !

 

Bouchagroin

Allons, ne vous chamaillez pas. Pour moi, une seule chose compte : qu’il accepte notre contrat.

 

Sponge

La Porcherie-Vitrine ?

 

Bouchagroin

Non, Monsieur Sponge. Vous savez mieux que moi que cette Porcherie-modèle n’est précisément qu’une… vitrine, et ces glands… des amuse-gueules, destinés à couvrir l’activité la plus rentable de Bouchagroin Porcs fins.

 

Sponge

Vous n’envisagez pas, Maître, d’initier cet inconnu aux spécialités que je dirige ?

 

Bouchagroin

Il a frappé le gland, tout à l’heure, sans aucune émotion – lui dont le père, contre nos porcs, protège les Pépinières Domaniales. Je l’ai bien observé. Il est mûr pour fêler de moins vertes calottes. C’est décidé : ce soir, je l’emmène aux sous-sols. S’il refuse d’opérer, c’est qu’il nous a trompés : alors il ne ressortira que vraiment amnésique.

(Sponge hoche la tête en signe d’approbation.)

 

Madame O’Nah

Et s’il accepte ?

 

Bouchagroin

C’est qu’il est sincère. Alors il sera si viscéralement compromis qu’il ira chez le Vieux sur mon ordre. Soit par amnésie, soit par haine de son père, peu m’importe, - mais pour mon compte, pas pour sa poche : demain avant quinze heures, il se fait reconnaître par son géniteur ! Le Vieux l’embrasse – s’il ne meurt pas d’émotion – et l’investit dans la charge promise : Baudouin, notre Baudouin devient Superintendant des Pépinières de la Principauté. Autant dire que c’est moi qui le suis à sa place : puisque en remontant des sous-sols il sera à ma botte. Et il le restera pour servir l’expansion de Bouchagroin Porcs fins, promoteur d’inédites Pépinières de Porcs ! Notez, Monsieur Sponge, notez.

 

Sponge, prenant son bloc.

Je note, Maître, je note.

 

Bouchagroin

Habile expression, non, « Pépinière de Porcs » ? Ca rassurera les autorités : si Glazzi m’accuse de défricher les Pépinières Domaniales, Baudouin dira aux journaux : « Pas du tout, en tant que Superintendant héréditaire des Pépinières Domaniales, j’ai demandé conseil à Bouchagroin Porcs fins pour réaliser un nouveau concept de Pépinières. »

(Il réfléchit.) Non, tous comptes faits, « Pépinières de Porcs » est trop explicite. Il vaut mieux que le mot « porc » soit moins repérable. La presse devra plutôt parler de… « porcopépinière ». Voilà, c’est parfait : une porcopépinière. C’est plus confus et ça fait scientifique : le public va adorer.

(Il prend Madame O’Nah par le bras.) « Comment, ma chère, vous ne connaissez pas le nouveau produit de Bouchagroin Porcs fins ? Mais enfin, on ne parle que de ça : c’est la porcopépinière, voyons ! Il y en a une qui a ouvert la semaine dernière, près de chez ma cousine Berthe. »

(Madame O’Nah s’éloigne de lui et ramasse les glands dispersés au fond de la pièce.)

Comme le mot est trop long, il sera spontanément raccourci par l’usage : on dira plus simplement une « porcope ». Avec ça, si Glazzi m’attaque, je n’aurai qu’à l’accuser d’être un anti-porcope : « anti-porcopiste primaire », lui lancerai-je ! Et le voilà discrédité aux yeux de l’opinion qui prendra le parti de Baudouin, c’est-à-dire… le parti de ma botte. N’est-ce pas Monsieur Sponge ?

 

Sponge, griffonnant toujours.

Oui, Maître.

 

Le chasseur, immobile au fond ; distinctement.

Un sigle !

 

Bouchagroin, comme n’ayant pas entendu.

A moins… J’ai une idée ! A moins qu’on ne fabrique un sigle. Ca marche bien les sigles, qu’en pensez-vous Monsieur Sponge ?

(Sponge s’est levé, tourné vers le mur de droite, il griffonne sur son bloc, l’air de plus en plus affairé. Madame O’Nah, debout tournée vers l’autre mur, les mains sur le visage. Bouchagroin les regarde en silence.)

Monsieur Sponge ?

 

Sponge, regardant ses pieds.

Oui, Maître ?

 

Bouchagroin

Ca ne vous plaît pas d’être… à ma botte ?

 

Sponge, d’un ton convaincu.

Oh si Maître, ça me plaît beaucoup. Beaucoup.

 

Bouchagroin

Tant mieux. Car loin de ma botte, Monsieur Sponge, on ne survit pas une heure.

 

Sponge, empressé.

Oh non Maître : pas une heure !

 

Bouchagroin

Et vous Dame O’Nah, êtes-vous heureuse de descendre aux sous-sols chaque nuit ?


 

Madame O’Nah, d’un ton contraint.

De plus en plus Maître. Vraiment, oui.

 

Bouchagroin

Mais, ce que nous y faisons ne vous gêne pas ?

 

Madame O’Nah, faussement joyeuse.

Au contraire Maître. Je suis honorée de collaborer. C’est une tâche, euh… Très enrichissante.

 

Bouchagroin va les chercher et les réunit au milieu, ses bras à leur cou ; d’un ton paternel.

Alors tout est pour le mieux. J’aime que notre équipe soit soudée. Confiance mes enfants : dans peu de temps vous verrez l’achèvement de notre œuvre commune ! (Il plonge ses regards par la fenêtre et couvre de la main le panorama.) Demain, mes vaillants lieutenants, demain nous régnerons sur… Tiens, Monsieur Sponge, n’aviez-vous pas renvoyé tous les candidats ?

 

Sponge

Si Maître, tous.

 

Bouchagroin

Alors que font ces deux personnes en bas dans la cour ? Et la Sécurité qui les laisse passer… Allez voir ce qu’elles veulent. (Sponge sort.) Quant à nous, Dame O’Nah, réveillons gentiment notre nouveau bébé : c’est son heure.

 

Rideau

 

 

 

Acte II

 

Un patio. Au fond, une véranda dont les portes donnent sur la chambre de Pascal. Sous la véranda : un canapé à gauche, à droite un long miroir ovale monté sur un châssis à roulettes. Dans le patio : une porte à droite ; dans l’angle droit, à 1,70m en hauteur, une fontaine : tête de porc sculptée dont le groin crache de l’eau lorsqu’on actionne une manette ; un chêne, dont le tronc peut masquer un homme, des glands parmi les racines ; une porte grillée dans l’angle gauche ; une trappe avec un anneau au milieu, à l’avant de la scène.

 

 

Scène 1 : Sponge, seul ; entre par la droite, traverse le patio vers la grille, à travers laquelle il apostrophe des gens qu’on ne voit pas.

 

Sponge

Gardes ! Qui avez-vous encore laissé entrer ? Sommes-nous dans un moulin ? Ou bien le Maître vous paye-t-il pour faire visiter son domaine aux touristes ?

 

Un garde

Mais monsieur Sponge, ces gens nous ont dit qu’ils étaient attendus.

 

Sponge

Attendus ? Attendus ? Allez donc les chercher ! Je les attends, moi, de pied ferme. Et n’oubliez pas garde : vous êtes à ma botte !

 

Le garde

Oui monsieur Sponge.

 

 

 

Sponge, les bras croisés sur la poitrine, l’air fâché, déambulant devant la véranda.

Je dois vraiment veiller à tout dans cette baraque ! Et le patron qui embauche le premier freluquet venu ! Au double de mon salaire !

(Il entre sous la véranda.) Oh, mais c’est qu’on le soigne, le Baudouin : on lui a préparé ses appartements. Un canapé, un grand miroir – et pourquoi pas la clef des sous-sols tant qu’on y est !

(Au miroir.) Miroir, gentil miroir, montre-moi le cochon de la farce !

(L’air sévère, au miroir.) Sponge ! A ma botte ! Là, couché, Sponge ! (Il fait le beau.)

 

Un garde, derrière la grille.

Monsieur Sponge, voici les visiteurs.

 

Sponge, face à la grille ; après un moment de surprise, il éclate de rire.

Ha, ha, ha ! Décidément, on aura vraiment tout vu aujourd’hui ! Après le saltimbanque, les blessés de guerre ! Mais ma parole, c’est la Cour des Miracles ici ! Attendez… laissez-moi deviner : vous venez… pour être embauchés !

 

Voix d’Angelo

Oui.

 

Voix de Lucia

Oui.

 

Sponge

C’est ça, j’en étais sûr ! Je vous en félicite : chez Bouchagroin Porcs fins, plus on a l’air inapte, mieux on est payé ! (Silence.) Et… vous venez de loin, dans cet équipage ?

 

Voix de Lucia

Nous venons des Pépinières Domaniales.

 

Sponge, subitement calmé.

Pardon ?

 

Voix d’Angelo

Nous venons des Pépinières Domaniales.

 

Sponge, s’écartant de la grille vers le centre de la scène.

Ça alors : ils viennent de chez le Vieux ! Mais c’est l’occasion rêvée de démasquer cet odieux simulateur de Baudouin – qui ne s’appelle pas plus Baudouin que moi Bouchagroin ! Dès que ces deux pépiniéristes auront vu « notre nouveau collaborateur », ils le reconnaîtront, même après cinq années, comme le propre fils de leur patron. Le Maître saura qu’il est trompé, il n’aimera pas ça… Et alors : hop, adieu mon Bébé !

 

 

Scène 2 : Le même ; Bouchagroin et Pascal ; puis Lucia et Angelo.

 

Bouchagroin, entrant par la porte de droite, à Pascal qui le suit.

Vous y serez très bien, au moins pour cette nuit. La chambre est au fond de la véranda. J’ai déjà fait disposer quelques meubles. Dès demain je l’espère, nous vous donnerons votre appartement définitif.

 

Sponge, prenant Bouchagroin à part.

Maître, Baudouin pourrait-il patienter un instant ? J’ai une petite surprise – de bienvenue…

 

Bouchagroin

Oh, une surprise ? Comme c’est attentionné, Sponge.

(A Baudouin.) Cher ami, le temps que tout soit près, cachez-vous donc les yeux.

(Baudouin met les mains sur ses yeux.)

 

Sponge, à Bouchagroin.

Et surtout Maître, observez bien son visage : vous allez voir comme il sera touché.

(Vers la grille.) Gardes, faites entrer !

 

(Les grilles s’ouvrent, puis les deux gardes, cette fois visibles, les referment et sortent. Lucia pousse doucement le fauteuil roulant, depuis lequel Angelo la guide. Elle porte une robe blanche qui descend jusque aux pieds, ceinte d’un ruban vert plus haut que la taille, comme les robes Directoire ; sans manches, larges bretelles aux épaules, très légèrement décolletée ; par-dessus la robe, une tunique sans manches, ouverte devant, flottante, large encolure, du même tissu blanc et vaporeux – mais non translucide – que la robe. Ses cheveux sont noués. Elle est chaussée de discrètes sandales romaines. Elle est aveugle. Elle a 23 ans. Son frère Angelo, paraplégique, 14 ans. Vêtu d’une casquette verte et d’un t-shirt blanc. Plus un blue-jean délavé, coupé sous les genoux, effrangé. Il tient sur ses genoux un ballon de basket à moitié dégonflé. Chaussures de sport  montantes, de basketteur.)

 

Sponge, à part.

Il ne s’attend pas, ce faux amnésique, à voir apparaître son passé qui l’accuse ! Attention, le fils du  vieux va être démasqué…

 

Angelo, à Lucia.

Tout droit.

 

Sponge, à part.

L’imposteur va rougir, il va bégayer…

 

Angelo, à Lucia.

Encore.

 

Sponge, à part.

Il va s’effondrer sur le sol : décomposé, anéanti !

 

Angelo, à Lucia.

Stop.

 

Sponge, à Bouchagroin.

Ca y est : Baudouin peut regarder.

(Baudouin regarde Angelo et Lucia sans le moindre trouble. Silence.)

 

Bouchagroin, à Sponge.

C’est ça la surprise ? Une aveugle et un paralytique ?

 

Sponge, fixant le visage de Pascal, presque sous son nez ; comme se parlant à soi-même.

Mais… je rêve ! Ce n’est pas possible : pas la moindre émotion sur son visage ! Ni rougeur, ni pâleur ! Il ne bouge pas d’un cil. A croire qu’il ne reconnaît pas ces deux employés de son père ! Il joue vraiment les amnésiques… J’enrage ! L’imposteur est plus fort que je ne l’avais cru !

 

Pascal, à Sponge qui le dévisage.

Aurais-je un bouton sur le nez, Monsieur Sponge ?

 

Bouchagroin

Et bien, Sponge, expliquez-vous ! Que font chez nous ces deux infirmes ?

 

Sponge

Voilà, Maître : ces gens viennent des Pé-pi-ni-è-res Do-ma-ni-a-les !

(Pascal reste imperturbable.)

 

Bouchagroin

Des Pépinières Domaniales ? Vraiment ? Mais quel bon vent vous égare ? Chez Bouchagroin Porcs fins, savez-vous, on ne laisse pas germer les semences. (Il ramasse un gland au pied du chêne et le contemple à bout de bras.)

Car un gland pour nous, c’est…

 

Sponge, à part.

Le voilà lancé !

 

Bouchagroin

…non pas un futur arbre, non pas un œuf de chêne, non – tellement davantage ! Comment vous expliquer ? C’est une chose grave ; un gland. C’est le régal du porc au seuil des abattoirs (Sponge sort un grand mouchoir et feint d’essuyer ses larmes, l’air affligé), sa dernière cigarette avant les côtelettes !

(Parlant au gland amoureusement, tandis que Sponge joue d’un violon invisible avec sa dague pour archet.)

Gland, toi viande en puissance ! Toi promesse de graisse ; liesse en la cochonnée qui grogne de bonheur ! Ô l’aurore de la couenne !

(Il embrasse le gland, puis le jette derrière son dos avec désinvolture. Sévère, aux infirmes.)

Or vous, cruels pépiniéristes, que faites-vous des glands ? Je le sais, ne niez pas : vous les cachez sous terre et leur donnez racines – pour un bois inutile, vous épuisez le sol et encombrez l’espace ! Pour nuire à mes usines, vous culpabilisez les hommes auxquels je sers – bien chaudes en mes pognes – leurs délices porcines ! (Silence.)

 

Angelo

Il paraît que vous embauchez ?

 

Bouchagroin, stupéfait .

Comment ? N’y a-t-il plus de travail aux Pépinières Domaniales ?

 

Lucia

Le Maître veut se retirer. Nous serons bien utiles ailleurs.

 

Sponge

Mais que dites-vous : il est là le Maître.

 

Bouchagroin, conciliant.

Laissez, Monsieur Sponge, laissez : Mademoiselle parle sans doute de l’actuel Superintendant des Pépinières. (À Lucia.) Quel dommage, le Vieux – c’est-à-dire : votre Maître – renoncerait à sa charge ?

 

Lucia

La perte de son fils l’accable de douleur. Le domaine est à l’abandon.

 

Sponge

Mais son fils n’est pas mort, puisqu’il est…

 

Bouchagroin, l’interrompant.

Merci Sponge, merci. (À Lucia.) Quel chagrin, son fils unique… – car, il n’a pas d’autre héritier, n’est-ce pas ?

 

Angelo

Ça se saurait.

 

Bouchagroin

Et, ce cher disparu… l’avez-vous bien connu ?

 

Lucia

Assez pour que m’afflige son départ, un soir.

 

Angelo

Il voulait bien jouer à la balle avec moi ; elle n’était pas crevée. (Il élève son ballon.)

 

Bouchagroin

Et s’il n’était pas mort ; et si – pure hypothèse – vous le rencontriez au détour d’une rue, sauriez-vous que c’est lui ?

 

Lucia

J’ai perdu la vue ; comment le reconnaître ?

 

Sponge

A sa voix ! Rappelez-vous : une voix qui sonne faux, pardi !

 

Angelo

Il avait mon âge, lorsqu’il est parti : aujourd’hui, il doit parler comme un homme ; il doit faire deux fois ma taille…

 

Sponge, l’interrompant.

Assis ou couché ?

 

Angelo

…et moi j’avais neuf ans. Non, c’est plutôt lui qui pourra nous trouver, s’il est encore vivant.

 

Bouchagroin, regardant Pascal.

Hélas ! Quels souvenirs touchants.

 

 

Scène 3 : Les mêmes ; Madame O’Nah. 

 

Madame O’Nah, émergeant d’un escalier par la trappe au milieu de la scène ; à Bouchagroin.

Tout est prêt, Maître.

 

Bouchagroin

Ah, vous voilà, Dame O’Nah. Nous devisions gaiement. Occupez-vous de ces deux ex-pépiniéristes : ils désirent entrer chez Bouchagroin Porcs fins. J’aurai du travail pour eux, lorsque nous remonterons. D’ici là descendons, avec Monsieur Baudouin, dans le vif du sujet… N’oubliez pas vos clefs, Sponge.

 

Pascal

Je prends mon marteau ?

 

Bouchagroin

Oui, mais laissez le linge : on vous donnera des gants.

 

Angelo, anxieusement.

Un marteau rouge et pointu ?

 

 

Lucia, anxieusement.

Pour briser la glace, en cas d’incendie ?

 

Sponge

Mais de quoi se mêlent ces deux atrophiés !

 

Pascal

Non : mon marteau à glands. Je ne le trouve plus.

 

Lucia, anxieusement.

Un marteau-pilon ?

 

Angelo, anxieusement.

Pour écrabouiller, pour laminer tout ce qui doit lever ?

 

Pascal, à quatre pattes, cherchant sous le fauteuil d’Angelo.

Vous ne l’avez pas vu ?

 

Angelo

Tu m’assommes : et la vie ne m’a-t-elle pas déjà tassé à fond de chaise ?

 

Bouchagroin, à Pascal.

Assez palabré, mon garçon : aux actes, aux actes !

 

Pascal, à genoux près du fauteuil, regardant Lucia.

Je ne le vois pas…

 

Lucia

Vous faudra-t-il mes yeux !

 

Madame O’Nah, tendant le marteau à Pascal.

Heureusement que j’en ai, moi, des yeux : courage mon petit.

 

Bouchagroin

C’est bien. Descendons ! Les sous-sols nous réclament !

(Disparaissent par la trappe Bouchagroin, puis Pascal.)

 

Sponge, le dernier, refermant la trappe sur lui.

C’est l’heure de vérité : son masque va tomber !

 

 

Scène 4 : Lucia, Angelo, Madame O’Nah.

 

Lucia

C’est l’heure des ténèbres.

 

Angelo

C’est carrément la honte.

 

Madame O’Nah

Faut pas dramatiser : faut bien gagner sa vie.

 

Lucia

Gagner sa vie… A quel prix ?

 

Madame O’Nah, cordiale, embrasse Lucia sur la joue et serre la main d’Angelo.

Au fait, je me présente : O’Nah. Age officiel : trente-deux ans. Chargée des Relations Externes du Groupe. Et toi, heu…

 

Angelo

Angelo, quatorze ans, basketteur. Quelqu’un m’a crevé ma balle.

 

Madame O’Nah

Et qu’y faisais-tu aux Pépinières, Angelo ?

 

Angelo

J’étais à l’arrosage. Et ma sœur elle plantait les glands dans le sillon.

 

Madame O’Nah, s’asseyant sur l’accoudoir du fauteuil roulant, à Lucia.

Ah, vous êtes sa sœur ?

 

Lucia

Oui.

 

Madame O’Nah

Dites-moi, heu… C’est quoi votre nom ?

 

Lucia

On m’appelle Lucia.

 

Madame O’Nah

Oui, dites-moi, Lucia : vu que vous présentez bien – à part les yeux, bien sûr – ça vous dirait de venir avec moi aux Relations Externes ?

 

Lucia

Je ne sais pas ce que c’est .

 

Madame O’Nah

Disons… C’est l’image de marque de Bouchagroin Porcs fins. Le prestige, quoi. (Silence.)

Par exemple… - suivez-vous un peu l’actualité cosmétique ? (Elle énumère en comptant sur ses doigts.) Nous fournissons maintenant les pinceaux-blush en soies de truie et les blaireaux en poils de porc ; des crèmes revitalisantes à base de graisse de porcelets ; et bien sûr, je ne l’oublie pas, la gamme complète des Onguents de Jouvence, aux extraits naturels de…

 

Lucia

Vous disiez ? Aux extraits naturels de quoi ?

 

Madame O’Nah

Ah, petite coquine ! J’étais sûre que nos produits dérivés vous intéresseraient : aucune femme n’y résiste ! Mais là, c’est confidentiel. Secret de fabrication. Asseyez-vous donc. Mettez-vous là, vous serez mieux. (Elle l’installe sur le canapé.)

 

Lucia

Merci.

 

Angelo

Bon, je vous laisse entre dames : je dois faire un peu de sport. (Il circule autour du chêne.)

 

Lucia

Sois prudent, Angelo.

 

Madame O’Nah

Tenez, puisque nous en sommes aux confidences : je m’apprête à lancer une offensive… en maroquinerie !

 

Lucia

En maroquinerie ?

 

Madame O’Nah

Ca vous épate, n’est-ce pas ? Une idée que j’ai eue. Car nous tannons des peaux de première qualité : il faut dire que nos porcs sont élevés en plein air, et se baugent dans une boue naturelle qui assouplit le cuir. Aussi l’écorchage est un jeu d’enfant : après une décharge horripilante – pour recueillir le poil – on les dépèce comme des bananes.

 

Angelo, qui dribblait avec un ballon de basket invisible, s’est immobilisé sous la fontaine-tête de porc, vers laquelle il a fait semblant de lancer une balle.

Panier !

 

Madame O’Nah, à Lucia.

Puis on y taille : des vestes, des sacs à main, des bottes, des valises, des portefeuilles… Tout ce qu’on veut. Tenez, cette ceinture

(Elle lui passe la main dans la ceinture qu’elle porte.)

 

Lucia, hésitante.

Mais, ce n’est pas du porc… J’y sens des craquelures, comme une peau de reptile…

 

Madame O’Nah

Bien vu ! C’est de l’iguane. Je voulais vous tester. Est-ce vrai que les aveugles ont les doigts si sensibles qu’ils peuvent reconnaître toutes sortes de matières ?

 

 

Lucia, heureuse.

Aux Pépinières, je n’avais qu’à toucher la feuille d’un jeune arbre, pour dire s’il était sain – ou s’il allait périr.

 

Madame O’Nah

C’est comme un sixième sens ?

 

Lucia

Au printemps, je sentais – leur écorce est si mince – monter la sève au tronc des chênes de vingt ans. Et je disais leur âge.

 

Madame O’Nah

Sensationnel ! Ca me rappelle une voyante… Non, elle m’avait prédit… « Vous aurez des milliers d’enfants », m’a-t-elle dit. Ridicule. Mais vous, vous avez un don, je le sens. Tenez, prenez mon pouls : je parie que vous trouverez mon âge.

 

Angelo, qui a ramassé des glands (sans jamais quitter son fauteuil), face à la fontaine comme un panier de basket.

Trois lancers francs !

(Il jette un gland après l’autre dans le crâne concave du porc-fontaine. Lucia, toujours assise près de Madame O’Nah, dans le canapé, prend le pouls qu’elle lui donne. Puis elle se lève, lâche son poignet.)

 

Madame O’Nah

Alors docteur, d’après vous ?

 

Lucia, tournée vers la salle, lentement.

C’est comme si vous étiez en vie.

 

 

Scène 5 : Les mêmes ; Sponge, Bouchagroin ; puis Pascal.

 

Bouchagroin exultant, un flacon opaque à la main, émergeant de la trappe à la suite de Sponge.

Ah mes amis ! Un grand professionnel est né ! C’est le plus beau jour de sa vie !

 

Sponge, à contrecœur.

Monsieur Baudouin a parfaitement opéré : aucun tremblement. Je ne l’aurais pas cru.

 

Madame O’Nah, gravement.

Fêterons-nous ce succès, Maître ?

 

Bouchagroin, enthousiaste.

Et comment ! Et comment : buvons à cet exploit ! (Pascal émerge de la trappe, titubant.)

 

Angelo

Ça n’a pas l’air d’aller.

 

Bouchagroin

Il a soif : vite, à la fontaine !

(Sponge et Bouchagroin entraînent Pascal vers la fontaine. Madame O’Nah approche, Lucia s’écarte en poussant le fauteuil d’Angelo. Pascal élève les mains pour y boire l’eau qui s’apprête à couler.)

Pas dans les mains : au groin !

 

Sponge et Madame O’Nah

Au groin, au groin, au groin !

(Sponge et Madame O’Nah soutiennent Pascal, ajustant sa bouche au groin, dans la cavité de laquelle Bouchagroin - juché sur la margelle du bassin sous la fontaine – vide son flacon. Par les naseaux du porc, un liquide rouge coule dans la bouche de Pascal  et ruisselle sur son menton.)

 

Pascal

Mais, ce n’est pas de l’eau !

 

Bouchagroin

Il a bu ! C’est une fontaine magique mon garçon ! Pour les grandes occasions, elle produit un nectar : encore chaud, droit jailli de nos caves !

 

Pascal, sortant un gland de sa bouche.

Pouah ! Un gland ! J’ai failli l’avaler.

 

Angelo

Oh, le gland que j’ai lancé !

 

Bouchagroin, aux autres.

N’est-ce pas mes enfants qu’il a bien mérité l’exclusive ambroisie de Bouchagroin Porcs fins ?

 

Sponge et Madame O’Nah

Oui ! Oui !

 

Bouchagroin

N’est-il pas vraiment de la famille à présent ?

 

Sponge

Il l’est !

 

Madame O’Nah

Il est des nôtres !

 

Angelo, à part.

En voilà d’un sabbat !

 

Bouchagroin

Ne l’avons-nous pas adopté ?

 

Sponge et Madame O’Nah

Adopté, c’est signé !

 

Bouchagroin

N’est-il pas de notre sang ?

 

Sponge et Madame O’Nah

Son sang ! Notre sang ! Leur sang ! A cent pour cent !

 

Bouchagroin, grand seigneur.

Majordome ! L’apéritif !

 

Des domestiques en livrée rose – par la porte de droite, menés par le chasseur – apportent des plateaux chargés de bouteilles et de verres, scandant.

Son sang, notre sang, leur sang ! A cent pour cent !

 

Bouchagroin

Et que fait la musique ! (Trois musiciens entrent en jouant, par la grille que les gardes laissent ouverte.) Buvez mes amis, réjouissez-vous, car Baudouin prend chez Bouchagroin la place qui lui revenait !

 

 

Scène 6 : Les mêmes. Bouchagroin et Sponge au milieu de la scène ; Angelo et Lucia près des grilles à gauche ; Pascal et Madame O’Nah près de la fontaine à droite. Domestiques et musiciens circulent d’un binôme à l’autre, pour verser et jouer.

 

Bouchagroin, en aparté, à Sponge.

Maintenant qu’on le tient, au turbin le Baudouin ! Demain avant quinze heures, il hérite du vieux, pour le plus grand profit de Bouchagroin Porcs fins.

 

Sponge, à Bouchagroin.

Pourtant Maître, le Vieux n’ouvrira pas les bras au premier comédien. Comment Monsieur Baudouin se rendra-t-il crédible ?

 

Madame O’Nah à Pascal, dont elle arrange la cravate.

J’hésitais à vous le dire… Baudouin… Je peux vous appeler Baudouin ? Ca m’a frappée dès le début : c’est fou ce que vous ressemblez à l’actuel Superintendant des Pépinières Domaniales. En fait, vous êtes son sosie.

 

Pascal à Madame O’Nah, trinquant.

Il y a bien longtemps que je n’ai pas lu les journaux ; mais si vous le dites : c’est un compliment j’imagine ?

 

Madame O’Nah à Pascal.

C’est surtout un défi : avec une telle ressemblance – non, je vais dire une folie…

 

Pascal à Madame O’Nah.

Parlez, nous sommes seuls.

 

Madame O’Nah à Pascal.

Voilà : si vous alliez demain voir le Superintendant, je parie qu’il vous prendrait pour son fils : l’héritier disparu. Comme après cinq années il a dû changer, vous pourrez bien faire illusion. Alors, à vous les Pépinières ! Mais évidemment, c’est plus compromettant que de fêler des glands… Ça rapporterait aussi davantage.

 

Pascal, désignant la trappe, à Madame O’Nah.

Je viens de montrer que je n’ai pas peur. Que le Maître m’envoie : je veux bien lui servir demain sur un plateau les Pépinières Domaniales. Mais il faudra payer : payer bien cher un si bel héritage !

 

Angelo, ayant bu son verre d’un trait, à Lucia.

Lucia, nous n’allons pas collaborer ?

 

Lucia, tenant son verre sans le boire, à Angelo.

Il faut lui rappeler quelle fut son origine. C’est là son seul espoir d’apprendre qui il est.

 

Bouchagroin à Sponge.

Mais enfin Monsieur Sponge, n’est-ce pas vous tout à l’heure qui m’avez présenté ces deux pépiniéristes ? Ils connaissent le Vieux, ils connaissaient le fils : les voilà qualifiés pour enseigner à notre bon ami Baudouin son rôle d’héritier.

 

Sponge, à Bouchagroin.

N’aura-t-il cependant pas trop à retenir ? Les si nombreux détails de quinze année de vie : n’est-ce pas excessif ? Le Vieux en moins d’une heure l’aura démasqué !

 

Bouchagroin, à Sponge.

Un quart d’heure nous suffit : le temps de signer l’acte officiel de succession, qui fera de Baudouin le nouveau Superintendant à ma… ? Monsieur Sponge : Superintendant à ma… ?

 

Sponge

Botte, Maître. A votre botte.

 

Bouchagroin

Exactement. Je vais dire à nos invités ce que nous attendons d’eux. Vous, préparez Baudouin à son nouveau rôle.

(Les domestiques et les musiciens sortent sans le chasseur, qui a disparu.)

 

 

Scène 7 : Les mêmes. Sponge va parler à Pascal, à droite.

 

Bouchagroin, vers la gauche, s’approche des infirmes au cou desquels il passe les bras.

Mes amis ! Mes excellents amis : « Pourquoi ces réjouissances, vous demandez-vous, et pourquoi fêtons-nous ce soir notre Baudouin ? » Et cela vous inquiète. Si si, vous craignez même, je le sais, qu’il n’ait commis dans nos sous-sols, tout à l’heure, quelque action ténébreuse.

 

Angelo

Pour ne rien vous cacher…

 

Bouchagroin, l’interrompant.

Abandonnez, mes très chers, ces vains soupçons : car Baudouin, après mûre réflexion dans le silence de nos caves, a décidé d’affronter son destin. Oui, je vous en fais céans l’annonce : ce fils de votre Maître, cet héritier chéri que depuis cinq années, tous, nous croyions perdu, il est là devant vous : c’est Baudouin !

 

Angelo

Monsieur Pascal, lui ?

 

Bouchagroin, à Lucia dont il arrange le col.

Remerciez-moi, ma toute belle, car j’ai guéri – Monsieur Pascal – de sa mortelle amnésie ! Grâce à Bouchagroin, il ira demain rassurer son pauvre père. Hélas…

 

Lucia

Oui ?

 

Bouchagroin

S’il sait qui il est, aujourd’hui – ce qu’il fut jadis, il l’ignore ! Vous seuls mes agneaux, pourrez lui décrire les lieux et les êtres de sa jeunesse. Vous seuls, chers trésors, le préparerez à revoir ce père dont il ne sait plus les yeux ni la voix.

 

Lucia

Nous ferons de notre mieux.

 

Bouchagroin

Je n’attendais pas moins de vos cœurs généreux et cours lui annoncer que vous voulez l’aider.

 

Angelo, à Lucia.

Alors ce Baudouin, c’est Monsieur Pascal ?

 

Lucia

Je l’espère encore.

 

Sponge, à Bouchagroin qui arrive.

Maître, Monsieur Baudouin accepte la mission.

 

Bouchagroin, à Pascal.

Merveilleux ! Cher ami : les comédiens sont prêts, qui par le passé, ont joué chez le Vieux. Il les a chassés, comme vous le voyez, fort malproprement : l’un ne marche plus, l’autre n’y voit goutte. Je leur ait dépeint l’acteur que vous êtes. Aussi voudraient-ils, sans malice mais pour rire, participer au bon tour que vous jouerez demain à leur ancien maître. Venez, ils vont vous apprendre à feindre l’amour du fils retrouvé. Ils vous guideront dans la fiction de votre mémoire en vous décrivant la fausse tendresse de ce méchant père, - Superintendant de nos Pépinières !

 

Pascal

Un instant, Maître : que donnerez-vous pour mettre la main sur cet héritage de « nos » Pépinières ?

 

Sponge

Maître, quel toupet ! Je vous l’avais dit : à peine engagé, ça veut commander !

 

Bouchagroin

Laissez, Monsieur Sponge. Il est jeune : il a faim. J’aime ça.

(À Pascal.) Un salaire ? Mais vous l’avez reçu déjà, et sa valeur augmente à chaque minute, depuis votre sortie de cette trappe, là. Voici votre salaire, mon fils : l’impunité.

(Silence.) Réfléchissez bien : c’est un peu votre pari… de Pascal.

(Bouchagroin et Pascal se regardent un moment en silence.)

 

Pascal, ôtant tunique, veste et gilet ; en chemise blanche.

Où sont les comédiens ? J’ai hâte qu’ils m’apprennent comment berner ce Vieux !

 

Bouchagroin, faisant signe aux infirmes d’approcher au milieu de la scène.

Nous avons peu de temps avant demain quinze heures.

 

 

Scène 8 : Les mêmes ; puis les domestiques et les musiciens.

 

Lucia

Commençons.

 

Angelo, à Pascal.

Le fils s’appelle… « Monsieur Pascal ». C’est vous. Vous arrivez à pied vers la maison du père.

 

Lucia

Fatigué, poussiéreux. (Sponge frotte le visage de Pascal avec de la poussière ramassée au pied du chêne.) affamé… (Pascal mime la fatigue, s’effondre et rampe.)

 

Angelo

Blessé peut-être par quelques bandits… (Madame O’Nah rapporte de la véranda le bandage sanglant qui entourait la tête de Pascal à son arrivée et le lui passe en écharpe pour figurer un bras cassé.)

 

Lucia

Car depuis cinq années vous êtes parti seul, et beaucoup de méchants ont abusé – les traîtres – de votre jeune âge. Le père vous attend. Sa tunique est…

 

Angelo

Verte !

 

Sponge rapporte immédiatement de la véranda la tunique verte de Pascal ; à Angelo.

Comme celle-ci ?

 

Angelo

On dirait la même. Mettez-là au Maître : il jouera le père.

 

Bouchagroin, très embarrassé, pendant que Madame O’Nah lui ôte sa tunique noire (doublée de rose).

Ah non, pardon ! Je ne saurai jamais ! Ca n’est pas mon rôle ! (Il se laisse passer la tunique verte par Sponge  et Madame O’Nah.)  Bon, si vous insistez… Mais je ne promets rien.

 

Lucia

Le domaine est en vue. Vous frappez – on vous ouvre.

(Madame O’Nah et Sponge, côte à côte face à la salle, pivotent vers l’extérieur comme deux vantaux ; tandis que les domestiques et les musiciens entrent sur scène et l’entourent.)

Les gens vous reconnaissent. Ils n’en croient pas leurs yeux. De toutes les Pépinières on accourt vers vous : on vous fait fête. On vous couvre de fleurs.

 

Angelo

Mais voilà que le père s’avance, il vous…

 

Bouchagroin, l’interrompant.

Gardes ! Ligotez ce chien ! Comment, pendard : voilà cinq ans que tu as fui sans m’avertir ! Qu’as-tu fait de mon or ! Qu’as-tu fait de mes biens !

 

Angelo, essayant de l’interrompre.

Non, pas comme ça !

 

Bouchagroin

Ah, mais tu vas payer ! Oui, tu vas rembourser jusqu’au dernier gland. Et pour commencer, viens tâter ma trique (il prend le marteau) : il y a bien longtemps que je te réserve ce tronc noueux de mes Pépinières !

 

Madame O’Nah, délicatement.

Excusez-moi, Maître…

 

Bouchagroin, sans l’écouter.

Ah, tu voulais ma suite ? Ah, tu briguais déjà mon bel héritage et convoitais ma Superintendance ? Je vais te payer, faquin de butor, en volée de bois vert pour ton audace !

(Instantanément calme, se regardant dans le miroir, un peu timide, aux deux infirmes.)

Suis-je assez convaincant ? Je me demande si… un peu plus de rudesse…

 

Sponge, enthousiaste.

Magnifique, Maître : voilà comment je m’imagine un père !

 

Bouchagroin

Silence, abruti : que m’importe l’avis d’un orphelin comme toi ! C’est à nos comédiens à dire si j’ai bien joué.

 

Lucia

À l’oreille au moins, ça ne ressemble pas au père de Pascal.

 

Angelo

Ces gestes non plus n’étaient pas les siens.

 

Bouchagroin, étonné.

Comment ? Trop peu violent ? Mais, je l’aurais tué…

 

Lucia

Non : pas assez de douceur. Angelo, montre-leur !

 

Bouchagroin, vexé, rend à Madame O’Nah la tunique verte qu’on passe à Angelo (toujours dans son fauteuil).

Je vous l’avais bien dit que je n’étais pas doué.

 

Lucia

Reprenons. Les gens vous reconnaissent, on vous couvre de fleurs. Tout le monde vous fait fête. Le père vous aperçoit.

 

Angelo place son fauteuil au milieu de la scène, face à salle. Sans casquette, une main en visière. Un temps. L’émotion empreint son visage. Pascal est assez loin de lui, un peu sur le côté.

Ô mes aïeux… Vous qui du haut du ciel voyez venir celui que moi, pauvre impuissant, tassé à ras de terre, j’espère chaque jour : dites-moi si je rêve ou si cette poussière, là-bas qui étincelle, n’est pas mon cher enfant ! Dites-moi donc ma Dame.

 

Lucia

Hélas, mon doux seigneur, ce n’est qu’un peuplier dont la brise du soir fait scintiller les feuilles.

 

Angelo

Combien de fois j’ai cru qu’il revenait vers moi. Combien de fois mes bras n’ont étreint que le vide. (Il comprime entre ses mains son ballon crevé.) Mais aujourd’hui, enfin… Oui, c’est l’heure du retour ! Je le sens qui approche… Il a passé déjà les portes du domaine. Nos gens le reconnaissent et le soutiennent, car il titube : crotté, sanglant, amer mais encore valeureux.

 

Lucia

Seigneur ! Vous dites vrai : voici qu’on nous l’amène !

 

Angelo, prenant dans ses bras Pascal à genoux devant le fauteuil.

La paix m’est revenue. Je ne me souviens plus d’avoir été sans toi. Mon enfant… Ô toi le plus aimé des fils de cette Terre.

 

Pascal

J’avais oublié… la douceur de ce nom : Père.

 

Bouchagroin

Mais, c’est complètement laxiste ! Vous allez le punir ! Après ce qu’il a fait !

 

Angelo

Apportez ma plus belle tunique, et l’en revêtez ! Préparez un banquet ! Jouez de la musique ! (Les musiciens commencent immédiatement à jouer.) Car mon fils était mort, et il…

 

Bouchagroin l’interrompt, lui arrachant son ballon qu’il jette à terre et piétine ; les musiciens ont instantanément cessé de jouer. D’un ton menaçant.

Ca suffit ! Assez ! Assez ! Assez ! C’est parfaitement invraisemblable. Je sais bien, moi, comment le Vieux, demain, écoutera mon employé Baudouin.

(Domestiques et musiciens sortent.

À Angelo.)

Salut, toi qui t’appelles mon père ! Tu l’es, puisque depuis cinq ans que je suis dans le besoin tu ne m’as pas une fois tendu la main. Signe ici ! Aujourd’hui c’est ta fin : je viens récupérer les biens que par pitié pour ton âge et tes infirmités, je t’avais laissés. Signe ici ! Je gagne ma vie. Je suis un homme. Je saurai mettre en valeur le domaine avec des méthodes dont tu n’as pas idée. Signe ici ! Toi qui t’es cru mon père : prouve-le, en signant !

(Tout en parlant avec un air dément, Bouchagroin a saisi les poignées du fauteuil qu’il pousse à toute vitesse à travers la scène avec de brusques virages, s’approchant même jusqu’au bord du plateau comme s’il allait vider Angelo de son siège dans la salle. A la fin, il lance le fauteuil en arrière, du centre vers la gauche, où Lucia le reçoit.)

 

Angelo

Lucia !

 

Lucia, se penchant sur Angelo qu’elle serre dans ses bras.

Angelo, mon petit frère : tu as été très courageux.

 

Angelo

Je n’ai pas signé.

 

Lucia

Tu as joué tout à l’heure avec tellement de cœur que je croyais entendre le Maître lui-même !

 

Bouchagroin, à droite.

Il n’y a qu’un seul Maître !

 

Madame O’Nah, à droite, à Bouchagroin.

C’est vous.

 

Sponge, désignant Bouchagroin à Pascal.

C’est lui.

 

Bouchagroin, se désignant.

C’est moi. (Tous regardent Pascal.)

 

Pascal, face à la salle.

C’est bon. Demain dès l’aube, j’irai forcer le Vieux et je rapporterai ma succession… signée.

 

Bouchagroin, qui s’est placé derrière Pascal, pose les mains sur ses épaules.

Voilà qui est parlé, fils. (Lucia s’effondre et gît évanouie.)

 

Angelo

Ma sœur !

 

Bouchagroin, à Sponge et Madame O’Nah.

Coffrez-moi ces infirmes : ils en ont assez fait.

(Il désigne la porte du fond, visible à travers la véranda. Pascal conduit le fauteuil, Sponge et Madame O’Nah transportent Lucia. L’éclairage rosit.)

 

Scène 9 : Bouchagroin, Pascal, Sponge, Madame O’Nah ; des gardes.

 

Bouchagroin

Verrouillez proprement la chambre de Baudouin. (À Pascal.) Vous dormirez plus à votre aise dans la véranda. (Il lui montre le canapé.) J’aviserai demain sur le sort de l’aveugle et du paralytique : il se peut, Monsieur Sponge…

 

Sponge

Maître ?

 

Bouchagroin

Rien. Ne lavez pas vos gants.

(À Pascal.) Quant à vous d’ici là, tenez-vous bien tranquille. Gardes ! Fermez les grilles ! (Les gardes obtempèrent.) La clef de votre chambre où dorment nos artistes, voyez, je la confie à votre seul ami (il met la clef dans la tête concave de la fontaine-porc) : au groin duquel, mon fils, vous avez tout à l’heure bu l’encre chaude et rouge d’un autre contrat.

(Il désigne la trappe des sous-sols.)

Cochon qui s’en dédit. (L’éclairage rougit.)

Voici le crépuscule. Bonne nuit cher enfant (il jette aux pieds de Pascal la veste qu’il avait ôtée pour jouer) : vous passerez demain les portes du domaine et je vous ferai fête, car vous marcherez droit.

(Tous sortent. Pascal tombe à genoux sur ses talons, face à la fontaine.)

 

Rideau

 

Entracte

 

Acte III

 

 Même décor. La nuit. Le canapé et le miroir sont plus proches du centre de la scène, laquelle est plongée dans la pénombre. La casquette d’Angelo au pied du miroir. Les côtés de la véranda, face à la salle, sont obturés par des grilles. Le chêne est entouré d’une grille.

 

Scène 1 : Pascal, puis des ombres. Pascal, en pantalon de costume et chemise blanche au col déboutonné (sans cravate), aux manches relevées, pieds nus, dort sur le canapé, une jambe sur le sol. Il parle avec force dans son sommeil. Sa voix et ses membres signalent une agitation croissante. L’éclairage nocturne devient progressivement rouge.

 

Pascal

Voici le crépuscule ! – Rougeur, rougeur, rougeur ! – Mais cesse de bouger ! – Je n’y peux rien, il bouge. Elle bouge. Ca glisse, ça glisse, ça glisse. Marteau. – C’est fini. – Linge. Linge. Efface. Lavez, lavez ces taches.

 

En même temps que l’éclairage rougit, six silhouettes drapées de blanc jusqu’aux pieds (la tête voilée de tulle blanc translucide) sortent l’une après l’autre de la trappe centrale. Elles paraissent également rouge. Elles dansent autour du canapé une farandole enfantine. Pascal se lève comme dans un rêve et suit les ombres. Elles l’entraînent vers la fontaine en psalmodiant, d’une voix féminine, claire et pure.

 

Les ombres

Soif. Bébé a soif. Bébé vient boire à la fontaine. Bébé vient boire à la claire fontaine. Il trouva l’eau si rouge qu’il s’y est jeté.

 

Pascal, à genoux sous la tête du porc, plonge la tête dans le bassin (vide) sous la fontaine. Les ombres le prennent par les mains et l’entraînent dans une lente farandole (trois ombres le précèdent et trois le suivent) qui le place face au miroir. L’éclairage rouge fait place à une douce lumière bleue qui nappe toute la scène et les ombres.

 

Les ombres, disparaissant par la trappe.

Tu as bu notre vie comme le sable l’eau. Et pourtant nous t’aimons. Ce n’est pas nous que tu dois craindre.

 

 

Scène 2 : Après leur départ, Pascal regarde autour de lui, constate qu’il est seul et fixe le miroir disposé perpendiculairement à la salle. De l’autre côté du miroir se tient une femme en élégante et longue robe verte (parfaitement décente, style Renaissance). Elle est assez jeune, et belle. Comme à travers le miroir, avec lenteur, elle adresse à Pascal avec ses mains des signes qu’il traduit l’un après l’autre en ânonnant.

 

Pascal

On dirait feu ma mère ! Comment, que dites-vous ? Arbres ? Chênes ? Les jeunes chênes – que tu as plantés – ont pris. – Près de la rivière. – Ont presque tous pris. – Ton porc – ton pire ? – Ton père. – Ton père les a soignés… - Folie…- Les a follement soignés… - Ton père dormait la nuit au pied de tes… - Au pied de tes liens ? – Au pied de tes chênes même sous la neige…

(L’obscurité se fait ; puis, la dame ayant disparu, la lumière douce revient. Pascal, à genoux, palpant la vitre du miroir.)

Même sous la neige ? Même sous la neige. La suite ! Encore ! Oh, je vous en prie, continuez. Je ne vois plus rien. Pourquoi ce silence ? Je n’y vois plus rien…

(La tête dans les mains, de profil par rapport à la salle, secoué de sanglots, le front sur les genoux.)

 

 

Scène 3 : Après un temps, Pascal redresse lentement le buste et fixe son reflet dans le miroir.

 

Pascal, sur un ton cadencé qui par moments rappelle vaguement celui des chansons de rap.

Pourquoi es-tu parti ? Pourquoi, ce soir-là, quittas-tu les tiens : désolant ton père et tous ceux qui t’aiment ? Tu n’as rien dit que : « Ne m’attendez plus ! »

 

(Il se coiffe de la casquette d’Angelo, un peu de travers.) Tu as dépensé les biens de ton père, la dot de ta défunte mère, et les provisions gardées pour ton mariage. Et t’es-tu marié ? Et qu’as-tu fondé ? Oui, qu’as-tu planté pour donner sens à tes jours ? À tes nuits ? Car tous ces complices qui se disaient tes amis, à la vie, à la mort – quand désargenté, tu tombas malade : ils s’évaporèrent !

 

(Il présente la casquette au miroir en la tenant par la visière comme une sébile.) Tu criais drôlement : mes amis ! Mes amis ! Ils n’écoutaient pas ces vains hurlements d’un porc qu’on égorge. Ils t’auraient mangé toi-même, si depuis longtemps, tu n’avais perdu ta trop bonne chère. Mais sans un regard, les flambeurs de ta gloire et tes plus fidèles concubines – ont tourné ta page ! (Il jette la casquette derrière lui avec mépris.)

 

Et toi, étonné, tu n’as gardé d’eux et de vos délices de tant d’années… – que les bouchons des bouteilles qu’ils ont bues dans ton délire, plus un mauvais tatouage et ce parfum coûteux – ton dernier cadeau – qu’elles ont répandu sur tes plaies car il n’était plus à la mode !

 

(Il se lève, toujours face au miroir.) Au lieu de justement souffrir de cette peur et de ce mal, au lieu de réparer, tu les as repris à ton compte pour restaurer ta fortune et multiplier ton pouvoir. Chez un boucher de luxe tu t’es gagé corps et âme : tu t’es improvisé le véridique spécialiste de la mort antiseptique. Tu portes un beau costume et les journaux s’arrachent les photos en pied d’un si moderne philanthrope : pour doubler leur ventes, ils n’ont qu’à payer… ton regard limpide !

 

(Il crache au miroir et s’essuie le visage.) C’est moi.

(Il empoigne les grilles de sortie à gauche et colle son visage aux barreaux.) Ils ont pris la clef.

(Il se retourne vers la fontaine.) Et celle-là ? Si elle ouvrait la grille ?

(Regardant autour de lui, il s’approche de la fontaine, y prend la clef qu’il introduit sans succès dans la serrure de la grille. Il garde la clef. Il va au chêne dont ses mains étreignent le tronc, son front contre les barreaux qui entourent l’arbre.)

J’ai tellement honte. Et je me sens si seul. Je ne vais tout de même pas appeler les gardes pour qu’ils me consolent ! Quel ami me verra sans que j’en meure de honte ?

(Regardant le porc-fontaine.) Tu n’es pas mon ami. Et puis tu n’as pas d’yeux.

(L’air soudain joyeux.) Je sais qui.

(Il va déverrouiller la porte de la chambre ; il entre.)

 

 

Scène 4 : Lucia, Pascal. Lucia sort de la chambre, un bras tendu devant elle, de l’autre tenant Pascal, jusqu’au milieu de la scène.

 

Pascal, d’un ton détaché.

J’ai pensé que vous aimeriez prendre l’air.

 

Lucia

Merci.

 

Pascal

Vous n’imaginez pas, j’espère, que je me sentais seul ? (Il lâche sa main.) J’étais fort occupé par mes projets professionnels : quand j’irai chez le Superint… C’est tout à l’heure, à l’aube que…

(Silence.) Mais vous, que ferez-vous ?

 

Lucia

Votre Maître le sait.

 

Pascal

Je crains qu’il ne soit un peu fâché contre vous.

 

Lucia

Alors tant pis pour nous.

 

Pascal, avec force.

Mais aussi, qu’alliez-vous faire dans cette… Je veux dire, pourquoi donc avoir quitté vos Pépinières !

 

Lucia

C’est ce qu’il ignore aujourd’hui encore.

 

Pascal

Qui ?

 

Lucia

Votre père.

 

Pascal

Quoi ?

 

Lucia

La raison de votre départ.

 

Pascal

Mon père ? Mon départ ? Mais enfin mademoiselle, vous devez confondre : je m’appelle Baudouin, pré-fêleur de luxe chez Bouchagroin Porcs fins.

 

Lucia, doucement.

J’entends. Mon frère est tout seul ; je vais rentrer pour ne pas l’inquiéter.

 

Pascal, sèchement, de plus en plus fort.

Comme il vous plaira. (Lucia repart lentement.) Et puis qui croirait, si j’étais celui que vous avez dit, qui croirait possible une aussi terrible et vile imposture : que j’aille hériter d’un père qui m’aime pour enrichir un porcher cruel ! Qui le croirait ?

(Lucia s’arrête ; de dos.) Que je le trahisse plus honteusement même que jadis, en feignant bientôt les marques d’amour apprises de lui, pour qu’il signe enfin cette succession que j’ai promise au Maître qui me tient !

(Il crie.) Le croirais-tu ! Lucia !

 

Lucia, s’étant retournée, debout au centre ; fortement.

Pascal !

(Il tombe à genoux devant elle, le visage sur ses pieds. Il pleure amèrement. Elle relève son visage. Lui, toujours à genoux, saisit ses mains et cache son visage dans ses paumes. Lucia, avec joie et force, regardant vers le haut.)

Tu es vivant ! Oh merci ! Pascal est vivant ! Merci pour sa vie !

 

Pascal, tenant toujours ses mains, la regardant.

Lucia, il me tient. Il m’a compromis… Il m’a tenté, puis… J’ai consenti, Lucia. J’ai fait de mes mains, j’ai… oh Lucia,  Lucia ! L’abomination…

 

Lucia, gravement.

J’ai vu monter leur âme, Pascal, immaculée.

 

Pascal

Mais j’ai bu, Lucia. J’ai bu de dans sa main le fruit de mon carnage. Qui me regardera sans vomir de dégoût ? Je suis moins qu’une bête : quel homme, quel enfant passerait près de moi sans piétiner ma face ? Et ce serait justice. Oh, comme je regrette…

 

Lucia

Votre père a pleuré plus que vous n’avez bu.

(Derrière la grille, à gauche, on voit passer rapidement une silhouette avec une lanterne, qui disparaît.)

 

Pascal, inquiet.

Qu’est-ce là ?

 

Lucia

C’est peut-être mon frère qui s’est réveillé.

 

 

 

Pascal, enserrant sa taille, la joue contre son ventre.

Lucia, je vous en prie, ne m’abandonnez pas ! (Elle rabat sur lui les pans de la tunique ouverte qu’elle porte par dessus sa robe. Ils sont de profil par rapport à la salle. Le relief du tissu tendu sur la tête de Pascal donne l’impression que Lucia est enceinte.)

 

Lucia

Mon tout-petit… Si seulement ce voile était une cachette, je vous y garderais jusqu’après tout péril. Si vous n’aviez grandi… Mais le mauvais vous cherche : en vain vous logerais-je, si j’avais conçu, au cœur de mes entrailles – il vous y trouverait.

(Lucia écarte les pans de sa tunique. Une ombre avec une lanterne passe rapidement dans l’autre sens derrière la grille.)

 

Pascal

Mais l’amour, Lucia, n’est-il pas assez fort pour sauver l’innocent ?

 

Lucia

Autant son âme est pure, autant elle sera sauve.

 

Pascal

Et Lucia : le coupable ?

 

Lucia

S’il regrette et s’il croit, il pourra réparer, et il sera sauvé.

 

Pascal

Je crois, Lucia ! Je crois !

 

Lucia

Levez-vous donc, Pascal. (Elle le relève.) Et quittez toute crainte. Le père nous envoie pour vous mettre en sa paix.

(Elle pose la main sur son front. Du bruit et des lumières à la grille.)

Il faut me reconduire. (Pascal prend la main de Lucia qu’il guide vers la chambre, dont il verrouille la porte. Il reste invisible sous la véranda.)

 

Rideau

 

Acte IV

 

 Même décor ; même éclairage nocturne. Le chêne n’est plus entouré de barreaux.

 

 

Scène 1 : Bouchagroin, Sponge.

 

Sponge, passant la grille à la suite de Bouchagroin.

Le coquin doit dormir : je ne vois plus personne.

 

Bouchagroin

Qu’y avait-il au juste ?

 

Sponge

Une scène insolite. Et même, fort suspecte. Baudouin se tenait là, au milieu du patio. Il était à genoux…

 

Bouchagroin

À genoux, bon, mais seul ?

 

Sponge

Plus ou moins… Une étrange clarté rayonnait devant lui. Comme une silhouette … illuminant sa face.

 

Bouchagroin

Bigre !

 

Sponge

Il avait l’air…

 

Bouchagroin, l’interrompant.

Heureux ? Vîtes-vous de la joie, dans ses yeux ?

 

Sponge

De la joie ? Comme au début du mois lorsqu’on touche sa paye ?

 

Bouchagroin

Par exemple. Alors ? Mais parlez, Sponge !

 

Sponge, lui-même charmé.

Maître, c’était mieux que la joie. À le voir on pensait qu’il allait recevoir cent fois votre salaire ! Il était radieux.

 

Bouchagroin

Zut ! C’est grave. Et puis ?

 

Sponge

Puis il a disparu.

 

Bouchagroin

Comment ça, disparu ! Et la lumière aussi ?

 

Sponge

La lumière s’est ouverte. Il est entré dedans.

 

Bouchagroin

Entré dans la lumière ? Mais c’est absurde, Sponge ! Vous avez trop bu du champagne qu’on a servi tout à l’heure.

 

Sponge

Maître, je bois toujours trop ; mais je dis bien ce que j’ai vu.

 

Bouchagroin

Admettons. Et ensuite ?

 

Sponge

Ensuite, je suis parti vous avertir. Et à mon retour, Baudouin était de nouveau là, debout cette fois. Et la lumière…

 

Bouchagroin, l’interrompant.

Encore la lumière ?

 

Sponge

Et la lumière lui posait la main sur le front.

 

Bouchagroin

De mieux en mieux ! Voilà des lumières à présent, qui se glissent chez moi la nuit pour caresser mes employés !

 

Sponge

C’est la vérité.

 

Bouchagroin

Ah, taisez-vous, Monsieur Sponge ! Ne soyez pas grossier ! Bon. Je vois ce qui se passe. Je vois très clairement. Oui. (Silence.)

 

Sponge

Que voyez-vous, ô Maître ?

 

Bouchagroin, énervé.

Mais comment y verrais-je, ô âne que vous êtes : nous sommes dans le noir ! En tout cas je vois mieux que vous.

 

Sponge

Cette lumière a peut-être été envoyée par Glazzi pour ôter le repos à Baudouin, et l’empêcher d’aller dès ce matin rafler la succession du Superintendant ?

 

Bouchagroin, réfléchissant.

Il en serait capable, ce bougre de Glazzi. Déloyal comme il est ! À moins… À moins que ce ne soit encore un coup du Vieux. Ce genre de diableries est bien dans sa façon.

 

Sponge

Il a peut-être appris que nous avons son fils ; et lancé la police ?

 

Bouchagroin

Son fils, son fils… C’est vite dit ! Baudouin lui-même ignore son identité. Ils nous ont calomniés ! Je leur dirai demain, à tous ces malveillants : qu’ils y regardent à deux fois avant d’accuser les gens ! Et puis, vous l’avez souvent vue, vous, la police en habits de lumière ?

 

Sponge

Je ne sais pas : elle ne perquisitionne jamais jusqu’aux sous-sols.

 

Bouchagroin, regardant sa montre.

Bon. Bientôt quatre heures. Je ne me rendormirai pas. Autant réveiller Dame O’Nah. Elle aussi peut avoir des idées lumineuses. Vous, vérifiez que Baudouin s’apprête à m’apporter – et cela dès l’aurore – la succession promise des Pépinières de la Principauté !

(Sponge met ses gants.) Sans le brutaliser ! Le corps n’est qu’un moyen : c’est l’âme qu’il faut séduire ! Mais pour Baudouin c’est fait. Vous n’aurez qu’à l’encourager.

(Il sort par la grille.)

 

 

Scène 2 : Sponge, Pascal.

 

Sponge, retirant ses gants d’un air mécontent.

Encourager, encourager… À quatre heures du matin ! Faudrait déjà qu’il se montre notre cochonnet !

 

Pascal, sortant de la véranda.

Bonjour, Monsieur Sponge.

 

Sponge, feignant la surprise.

Ça alors : mais c’est Baudouin ! Bien le bonsoir. Je… passais par là.

 

Pascal

Et moi, j’y suis prisonnier.

 

Sponge, à part.

Allons bon, des réclamations ! Ça commence mal. Soyons plein de sollicitude.

(À Pascal.) Je vous vois éveillé… Souffrez-vous d’insomnie ? Des phénomènes ont-ils troublé votre sommeil ?

 

Pascal

Rien d’autre, Monsieur Sponge, que votre apparition.

 

Sponge, à part.

Il me traite de spectre ! On n’est pas plus aimable !

(À Pascal.) Non, cher ami. Je pense à des visites plus surnaturelles : des clartés, des… lumières…

 

Pascal

Si je vous disais oui, vous seriez bien gêné – ces lumières ayant fui – de m’avoir mis à l’ombre.

 

Sponge, à part.

Le voilà qui revient sur l’incarcération. Abordons le sujet, puisqu’il lui tient à cœur. Voyons… avec subtilité…

(À Pascal.)  Euh… ces grilles, heu… Ces grilles sont vraiment… pleines de barreaux !

 

Pascal

Aux jardins de mon père il n’y a point de grilles.

 

Sponge, à part.

Son père ? Voici qu’il a lâché le morceau, tout de go ! Il faut l’encourager.

(À Pascal.)  Ah ? Vous avez un père ? Et… il a des jardins ?

 

Pascal

Mon père est noble et bon. Il est riche et puissant. Il est jusqu’à cette heure le Superintendant des Pépinières Domaniales de toute la Principauté. Je le rejoins bientôt.

 

Sponge, à part.

Voilà qu’il revendique son hérédité ! C’est une catastrophe : il va nous refuser la succession promise ! Il ne va plus trahir ! Que va dire le Maître ! Gardons notre sang-froid : c’est l’âme qu’il faut séduire.

(À Pascal.)  Vous avez… bien raison.

 

Pascal

Comment ? Vous ne contestez plus ma vraie filiation ? Vous me laissez partir ?

 

Sponge

Je vous laisse mûrir. Voyez-vous, cher Baudouin, lorsqu’un homme grandit, surtout si la nature l’a pourvu de talents certains et remarquables, il souffre d’autant plus de la médiocrité de ses concitoyens – qu’il reçoit d’eux pourtant le gîte (il désigne le canapé) et le vêtement (il pince le pantalon de Pascal).

(Puis il ramasse au sol un gland qu’il manipule comme une marionnette dont il prendrait la voix.)

« Suis-je issu, se plaint-il, suis-je issu de ces gens qui tout autour de moi vivent sans partager mes aspirations ? » Toute sa parenté lui apparaît soudain comme un honteux carcan. Alors, spontanément, ce jeune homme bien doué se cherche une ascendance (sa main remonte en un geste éloquent le long du tronc du chêne, des racines aux ramures) plus illustre – et lointaine – que celle dont jusqu’alors il s’est cru le produit.

 

Pascal

Vous voulez dire…

 

Sponge

Je dis que cette quête indiffère les sots. (Il jette le gland avec désinvolture.) Mais qu’elle importe à d’autres plus intelligents, plus forts, plus brillants, et leur fait accomplir des exploits, des prouesses ! Tenez, mon cher Baudouin, croyez-vous que Rémus et son frère Romulus auraient édifié Rome, qui régna sur le monde, s’ils n’avaient contesté la médiocre naissance qu’on leur présentait ? « Nous, dirent-ils à ces gens, nous, fils de simples bergers ? Elevés, inconnus, dans une chaumière ? Non non, gentils amis : nous ne sommes vos fils que par le lait reçu de votre charité, ou tété aux mamelles de quelque bonne louve. Mais le sang riche et pur qui dans nos veines court, nous vient d’un roi c’est sûr, époux d’une déesse. Aussi pour faire honneur à si noble origine, nous vous quittons bergers : la gloire est notre destinée ; l’empire que nous allons bâtir est déjà dans nos cœurs une réalité ! »

 

Pascal, touché.

Ça alors : vous avez décrit tout comme je le sentais. Moi aussi, j’ai reçu de porchers le gîte et le salaire. Moi aussi, je crois en destin qu’il me faut découvrir.

 

Sponge, s’essuyant le front, à part.

Ouf ! Le voilà rattrapé. Ça n’a pas été sans mal.

 

Pascal

Sauf…

 

Sponge, à part.

Allons bon ! Que va-t-il encore inventer ?

(À Pascal.) Sauf ?

 

Pascal

Sauf que moi, ce n’est pas l’ambition, c’est l’amour qui me pousse à retrouver un père.

 

Sponge, à part.

Zut : « l’amour » ! C’est un gros morceau. Tant pis, je passe en force. Cinq, quatre, trois, deux, un…

(À Pascal.) J’attendais cet indice de votre valeur ! L’amour ! Là, je ne doute plus, car je vous ai compris. Baudouin, je crois en vous. Je ne vous dirai pas qu’il y a bien longtemps, un fils de charpentier a senti comme vous cet appel à l’amour. Je ne vous dirai pas (pourtant c’est historique), qu’il a trouvé tout seul le père dont il rêvait, plus haut que les empires ; et que son entreprise – périlleuse, généreuse – a fait voir autrement aux gens de son village les choses de la vie. Je ne vous dirai pas les exemples nombreux de ces héros du cœur, car c’est à vous de vivre, Baudouin, vous êtes libre !

 

 

Pascal, crédule.

Ah, enfin ! Je vais me préparer.

 

Sponge, lui prenant le bras.

Attendez ! Je ne vous retiens pas, je vous y encourage : cherchez cette origine dont l’idée vous charme, découvrez cet amour qui serait votre père, et puis vous reviendrez chez vos humbles collègues, chez Bouchagroin Porcs fins, et vous leur montrerez comme preuve éclatante de votre ascendance – la charte de l’amour : ce document signé de votre succession comme Superintendant des Pépinières Domaniales ! Alors, unis dans la confiance, nous œuvrerons ensemble pour moderniser et mettre en coupe réglée le si bel héritage d’un père tant aimé !

 

Pascal, heureux.

Vrai ? Je peux m’enfuir tout de suite ? Alors ouvrez les grilles.

 

Sponge, désabusé.

Zéro. C’est raté. (Pascal disparaît sous la véranda.)

 

 

Scène 3 : Madame O’Nah, Sponge.

 

Madame O’Nah, derrière la grille, à Sponge.

Monsieur Sponge…

 

Sponge, lui ouvrant la grille.

Ah, vous étiez là ? J’ai honte. J’ai tellement honte.

 

Madame O’Nah, compatissante, le prenant dans ses bras.

Allons, allons. Vous avez fait de votre mieux. J’ai bien écouté : le Maître n’aurait pas été plus convaincant.

 

Sponge, sanglotant.

Mais ça n’a pas marché ! Il ne m’a pas laissé m’insinuer dans son âme. On va me licencier.

 

Madame O’Nah

Mais non : ce n’est pas votre faute si ces damnées lumières lui ont brouillé l’esprit.

 

Sponge, séchant ses larmes.

Le Maître vous l’a dit ?

 

Madame O’Nah

Il veut que je parle à Baudouin. Allez vous reposer.

 

Sponge, fermant la grille derrière lui.

Vous me raconterez.

 

 

Scène 4 : Madame O’Nah, Pascal.

 

Madame O’Nah, à part.

Je dois l’attacher, par tous les moyens, à notre entreprise. Et je n’ai pas une heure.

(Feignant de se croire seule, elle prend sur le canapé la veste de Pascal et, à genoux face à la salle, la presse contre son cœur. On aperçoit Pascal en bordure de la véranda. Madame O’Nah, soupirant.)

C’est toi, c’est bien toi ! Quand feras-tu de moi selon ton bon plaisir ? Quand m’enivreras-tu de ton irrésistible et capiteux parfum ? (Elle enfile la veste, l’ouverture dans son dos comme une camisole, et se prend dans ses propres bras.)

Ne me sais-tu pas tienne, à jamais ô Baudouin ?

 

Pascal, sincèrement courtois, approchant.

Pardon ? Vous avez froid ?

 

Madame O’Nah, feignant de n’être pas audible de Pascal.

Ciel, le voici ! Et je suis sans défense. (Elle ôte la veste.)

Comme c’est compromettant ! (Elle se lève en dénouant ses cheveux.)

Je n’ose lui parler : il sentirait mon trouble. (Elle recule vers le canapé.)

 

Pascal

Madame O’Nah ? Est-ce que tout va bien ?

 

Madame O’Nah se retourne et feint de découvrir sa présence.

Baudouin ! Vous étiez là ? Pourquoi n’avoir rien dit ? Et voilà qu’à présent vous savez mon secret…

 

Pascal

Quoi ?

 

Madame O’Nah

Et bien, ce que j’ai dit. Vous m’avez entendue ?

 

Pascal

Oui.

 

Madame O’Nah

Je suis perdue ! (Elle s’effondre dans le canapé, feignant l’évanouissement.)

 

Pascal, accroupi à côté, lui tapotant la main.

Madame O’Nah, réveillez-vous.

(Madame O’Nah feint un demi-réveil et articule quelque chose.)

Comment ? Que dites-vous ?

(Il approche son oreille de sa bouche et répète ce qu’il croit avoir compris de son murmure.)

Des envies de détente ? Non ? Des frissons dans les jantes ? Non plus ? Ah, des fourmis dans les jambes ! Ne bougez pas, je vais vous aider.

(Il va à ses pieds pour glisser un coussin dessous.) Voilà, ça fait circuler le sang.

 

Madame O’Nah, dès que Pascal a touché ses pieds.

Je vous en prie Baudouin, ne portez pas la main sur moi ! Ayez pitié de la faiblesse d’une femme qui vous…

 

Pascal se dirige vers le bassin pour y puiser de l’eau qu’il rapportera dans ses mains.

Vous allez voir, ça rafraîchit.

 

 

Madame O’Nah, pendant qu’il s’éloigne.

…qui vous aime éperdument… (À part.) Il est resté de marbre. C’est un calme. Un romantique. Plus difficile. Qu’à cela ne tienne : je vais solliciter son imagination. (Elle se rencogne à genoux dans le canapé.)

 

Pascal, lui présentant ses mains.

Buvez.

 

Madame O’Nah, faussement craintive.

Je n’ose. (Elle y trempe ses doigts pour s’humecter le front.)

Qu’il fait chaud tout à coup ! Une vraie nuit tropicale ! Et nous voilà rescapés, sur cette île abandonnée. Moi, blessée dans le naufrage, je comprends tristement que tout l’équipage a péri. Vous, malgré votre fatigue, vous vous aventurez jusqu’à la seule source potable et m’apportez de l’eau pour en laver mes plaies.

(Elle le regarde dans les yeux.) Vous rappelez-vous ? Il semble que c’était hier : et c’est vous qui étiez blessé.

(Pascal tâte son pansement à la tempe gauche.) Oh, mais vous l’êtes encore. Et je vous ai soigné.

(Elle le fait asseoir à côté d’elle.) Baudouin, nous sommes vulnérables, vous et moi. Protégeons-nous l’un l’autre. Des hommes et des femmes, nous le savons chacun, ont torturé nos cœurs il y a bien longtemps. Et depuis nous avons juré de ne plus nous lier à personne, sauf…

 

Pascal

Sauf ?

 

Madame O’Nah

Sauf à cette âme que la destinée nous réservait parce qu’ayant aussi souffert, elle nous comprendrait mieux.

(Elle s’assied normalement sur le canapé, les pieds sur le sol, les coudes sur les genoux et la tête dans les mains.) Je me sens si seule, Baudouin. Si seule.

 

Pascal, assis à l’autre bout du canapé.

Je suis désolé pour vous. Moi aussi, ça m’arrive de me sentir seul.

(Il se lève vers la chambre.) Je vais chercher nos deux amis : ça nous réconfortera.

 

Madame O’Nah, à part.

Les pépiniéristes ? Il a donc pris la clef de la chambre. L’aveugle lui a parlé, j’en suis sûre ! Je n’ai aucune confiance en cette sainte nitouche ! Tant pis pour elle : il l’aura voulu !

 

 

Scène 5 : Les mêmes, puis Bouchagroin et Sponge.

 

Madame O’Nah, se levant d’un bond, adopte un ton distant et professionnel.

Non non, Monsieur Baudouin. Laissez dormir ces gens. J’aurais quelques questions à vous poser d’abord, pour le plein succès de votre mission tout à l’heure.

 

Pascal

Aux Pépinières Domaniales ?

 

Madame O’Nah

Effectivement. Et pour commencer, voulez-vous me redire quels points forts de votre ego le test psychologique d’embauche a dévoilés ?

 

Pascal, s’asseyant sur le canapé pour réfléchir.

Je ne me rappelle pas ces points forts… Ni le test psychologique. Aurais-je dû en subir ?

 

Madame O’Nah, marchant le menton dans la main, comme pour elle-même.

Voilà une grave lacune : cet employé est passé au travers du psy-test !  Nos services étaient surchargés hier. Il n’est pas directement en cause.

(À Pascal.) Gardez votre calme : vous ne serez pas pénalisé. Nous allons dresser nous-même votre profil psychologique. En procédure accélérée. Allongez-vous ici.

(Elle s’assied sur l’accoudoir, sort de sa poche un stylo et un bloc-notes. Sans regarder Pascal, dans le dos duquel apparaissent, derrière la grille, Bouchagroin et Sponge.)

Ôtez vos souliers.

 

Pascal, qui s’est allongé.

Je l’avais déjà fait.

 

Madame O’Nah, tout en griffonnant.

Craignez-vous de rencontrer le Superintendant ?

 

Pascal

Non, c’est mon père très aimant.

 

Bouchagroin, à Sponge.

Ça va mal, Sponge. Vous aviez raison : en pleine crise d’hérédité !

 

Sponge

Madame O’Nah va le guérir.

 

Madame O’Nah

N’éprouvez-vous aucune haine en prononçant ce mot de « père » ?

 

Pascal

Plus maintenant. Je suis en paix.

 

Madame O’Nah

Je vois. Employé Baudouin : la psychologie d’un homme de votre âge exige une certaine agressivité, que doit déclencher la figure du père. Or, ce réflexe de bonne santé psychique, dont vous jouissiez depuis cinq ans, a disparu chez vous.

 

Pascal

Oui ; cette nuit.

 

Bouchagroin, à Sponge.

Nous y voilà.

 

Sponge

C’est la « lumière » ! Il va parler.

 

Madame O’Nah

Connaissez-vous la cause de cette anomalie, qui handicape votre mental et compromet la succession que vous devez bientôt arracher à celui que vous nommez « mon père » ?

 

Pascal

Mon père très aimant, le Superintendant.

 

Madame O’Nah

La cause, employé Baudouin : nommez la cause. (Silence.)

 

Pascal

On m’a… réconcilié.

 

Madame O’Nah

Avec qui ?

 

Pascal

Avec la vérité.

 

Sponge

Oh, le goujat !

 

Bouchagroin

C’est grave, il se met à jurer. Lui si correct.

 

Madame O’Nah

Et… avec la femme ? (Silence.) Le syndrome qui vous affecte, employé Baudouin, comporte souvent une brutale réserve à l’égard des femmes. Or, certaines de vos proches ont pu confirmer que vous êtes atteint. Votre instinct est paralysé. Au lieu d’un sain assouvissement de vos pulsions prédatrices, vous imaginez un triangle idéal où la femme ne serait jamais proie, ni complice, ni objet – mais seulement mère, sœur ou épouse ! Quelle discrimination perverse ! Cela est très malsain. Cela n’est pas viril. Et c’est presque… inhumain.

 

Pascal

Excusez-moi : je ne vois pas bien le rapport avec ma mission.

 

Bouchagroin, entrant discrètement, suivi de Sponge.

Là, il a raison : Dame O’Nah s’égare.

 

Madame O’Nah

Un peu de patience, employé Baudouin : vous serez bientôt soulagé. Notre analyse des principaux symptômes – premièrement : amour filial ; deuxièmement : désir de la vérité ; troisièmement : respect de la femme – notre analyse, dis-je, nous permet à présent d’identifier la cause de votre traumatisme. En supprimant la cause, nous vous rendrons la paix. Or, cette cause occulte, qui vous a perverti, qui a tué en vous la combativité nécessaire à votre mission, cette cause Monsieur Sponge et Maître Bouchagroin, elle se terre là-bas, dans l’obscurité louche de cette chambre close : j’ai nommé…

 

Pascal, se redressant d’un bon et coupant la parole.

Lucia ! N’y touchez pas !

 

Madame O’Nah, debout, satisfaite, à Bouchagroin et Sponge.

Victoire, messieurs, le malade est sauvé : il a cité tout seul la cause de son mal.

 

Sponge

Qui, l’aveugle ?

 

Bouchagroin

La pépiniériste ?

 

Madame O’Nah

Elle est cette « lumière » qui l’a dissuadé d’aller trahir son père. Eteignez la lumière – à vous les Pépinières !

 

Sponge, applaudissant.

Ça c’est fort !

 

Bouchagroin

Extraordinaire ! Le temps presse ! Vos gants, Sponge : allez éteindre la lumière.

 

Sponge sort de sa poche intérieure son long poignard et se dirige vers la chambre en mettant ses gants.

Maître : dois-je l’éteindre tout à fait, ou seulement la tamiser ?

 

Madame O’Nah

Eteignez ! Les Pépinières attendent Monsieur Baudouin.

 

Pascal, abasourdi.

Vous plaisantez ? Vous n’allez pas assassiner froidement une innocente ?

 

Madame O’Nah, à Bouchagroin.

Le malade réagit ! Il confirme le diagnostique. Sortez la fille et tuez-la devant lui : le choc annulera son traumatisme !

 

Bouchagroin

Entendu. Sponge, amenez la coupable.

 

Pascal, à Madame O’Nah.

Si c’est encore un psy-test, il est de très mauvais goût !

(Sponge, ayant amené Lucia au milieu, lève sur elle le poignard. Pascal, retenu par Bouchagroin.)

Arrêtez !

 

Sponge

Regardez, Maître, ma lame va moucher cette pâle chandelle…

 

 

Scène 6 :  Les mêmes ; le chasseur, des gardes.

 

Chasseur, caché derrière le chêne ; sa voix forte et calme retient in extremis le bras de Sponge.

Non.

(En l’entendant, Sponge, Bouchagroin et Madame O’Nah restent quelques secondes pétrifiés, puis ne parlent qu’avec angoisse.)

 

Sponge

Cette voix… C’est le Sire.

 

Madame O’Nah

Mais… où est-il ?

 

Bouchagroin

Sire, où êtes-vous ?

 

Chasseur

Encore debout ?

 

Sponge, Madame O’Nah et Bouchagroin ensemble, tombant à genoux les mains sur la tête, face à la fontaine.

Pitié, Sire ! Grâce !

 

 

Chasseur, sortant de derrière l’arbre, dans leur dos, tandis que l’éclairage nocturne rougit.

Madame, je vous prie d’excuser la rudesse de mes gens. (Il baise la main de Lucia.)

Ils manquent de savoir-nuire… de savoir-vivre, veux-je dire – ma langue a fourché.

 

Pascal, venant prendre la main de Lucia.

Lucia, c’est moi ! Je suis avec vous.

 

Sponge, Madame O’Nah et Bouchagroin ensemble, toujours les mains sur la tête, pivotant sur leurs genoux vers le chasseur.

Mais Sire : où étiez-vous donc ?

 

Chasseur

Dans l’arbre.

 

Bouchagroin, Madame O’Nah et Sponge

Depuis longtemps ?

 

Chasseur

Depuis le début.

 

Bouchagroin, Madame O’Nah et Sponge

Et vous avez tout vu ?

 

Chasseur

J’ai tout vu.

 

Bouchagroin, Madame O’Nah et Sponge

Et tout entendu ?

 

Chasseur

Tout entendu.

 

Bouchagroin, Madame O’Nah et Sponge

Et vous êtes… satisfait ?

 

Chasseur

Je suis… très mécontent ! Ce n’est plus ainsi que l’on traque les âmes – que l’on traite les dames, veux-je dire ! Vous avez agi comme… des médiocres. Vous surtout, Dame O’Nah : la jalousie vous a guidée, plus que l’intérêt de Baudouin. Vous avez manqué d’éthique professionnelle, de déontologie, de civisme et de sincérité. C’est très vilain.

 

Madame O’Nah

Je vous demande pardon, Sire.

 

Chasseur

Je vous pardonne.

(À Pascal et Lucia.) Chers amis, encore toutes mes excuses pour ce petit dérapage. Ne partez pas fâchés, je vous en prie, sinon les gens diront que notre fine équipe n’est vraiment pas fréquentable.

(Tandis que l’éclairage rouge redevient nocturne, le chasseur tire l’oreille de Bouchagroin, comme à un écolier chahuteur. Bouchagroin, Sponge et Madame O’Nah se relèvent, les mains libres.)

 

Pascal

Vous me laissez retourner chez mon père ?

 

 

Bouchagroin, au chasseur qui se tient entre les deux groupes.

Voilà son obsession, Sire : « Retourner chez mon père, mon père très aimant ! »

 

Sponge

Nous avons tout fait pour l’en guérir.

 

Madame O’Nah

Tout.

 

Pascal

Hypocrites ! Ce sont les Pépinières que vous convoitez : ma santé n’est qu’un prétexte à votre ambition !

 

Bouchagroin, offensé.

Sire, quelle ingratitude ! Après l’avoir embauché, vêtu…

 

Madame O’Nah, l’interrompant.

Soigné, nourri…

 

Sponge, l’interrompant.

Lié, enfermé comme un frère !

 

Chasseur, étendant les bras de part et d’autre dans un geste de solennelle conciliation.

Dans ce cas : au diable les Pépinières ! Bouchagroin y renonce !

 

Bouchagroin, Madame O’Nah et Sponge

Comment Sire : nous y renonçons ?

 

Chasseur

Nous y renonçons, pour que Baudouin sache que nous ne cherchons pas son héritage, mais son vrai bonheur ! Or le bonheur, mes chers enfants, ce ne sont pas les richesses. Le bonheur, c’est …

 

Bouchagroin

Le pouvoir ?

 

Madame O’Nah

Le plaisir ?

 

Sponge

La violence ?

 

Chasseur

Mais non. Rien de tout cela. Le vrai bonheur, c’est que chacun soit libre ! Libre de penser, de croire ce qu’il veut. Baudouin, par exemple, imagine un père qui l’attend là-bas.

(Il désigne la salle à Pascal, qu’il amène au centre de la scène, sur la trappe des sous-sols, en le tenant par l’épaule.)

Il ne le voit pas. Mais il veut si fort que ce père existe, que cette croyance va changer sa vie. C’est tout naturel. Démonstration : voyez-vous quelque chose, mon cher ami, là où je ne vois rien ? (Il pointe à Pascal le fond de la salle.)

 

Pascal, la main en visière, écarquillant les yeux.

Oui, je vois des gens. Assis. En silence. Ils me regardent.

 

Chasseur

Bon, fermez un instant les yeux. (Pascal ferme les yeux, toujours face à la salle, tandis que, sur un signe du chasseur, Sponge et Bouchagroin placent le miroir devant Pascal auquel le chasseur fait faire trois tours sur lui-même, alors que Madame O’Nah va s’asseoir sur le canapé où elle attire Lucia. Sponge et Bouchagroin vont aussitôt s’asseoir à leurs côtés.)

Rouvrez les yeux. Que voyez-vous ?

 

Pascal, face au miroir qui lui cache la salle.

Je vois toujours des gens, assis en silence, et qui me regardent.

 

Chasseur

Parfait. Retournez-vous maintenant, et découvrez ces gens, assis en silence, qui vous regardaient. (Pendant que Pascal se retourne, le chasseur escamote le miroir.)

 

Pascal, troublé.

Ca alors ! Ils sont derrière moi ! Quel est ce mystère ? Je n’y comprends rien. C’est de la magie !

 

Chasseur, chaleureusement.

C’est là votre bonheur, votre liberté, de tourner le dos à ce qui existe, d’aimer mieux les ombres – d’oublier les êtres. Vous imaginez les choses plus belles dans un idéal que les autres hommes ne voient pas comme vous. C’est beau, c’est courageux ; en un mot Baudouin : c’est humain. (Tous quittent le canapé, sauf Lucia.)

 

Pascal, l’air perspicace.

Je commence à comprendre. Mais alors, ce père qui m’attend là-bas, ne puis-je aussi bien le trouver en moi ?

 

Chasseur

En vous, en moi : c’est comme vous sentez, puisque c’est humain, puisque vous êtes libre ! Gardes ! Ouvrez grand les grilles ! (Les gardes apparaissent et obtempèrent.)

 

 

Scène 7 : Les mêmes.

 

Pascal, debout face aux grilles ouvertes, à Lucia dans son dos, assise dans le canapé.

C’est bizarre Lucia : moi qui cette nuit ne rêvais que du retour, je ne suis plus si pressé de prendre la route des Pépinières…

 

Chasseur

La route, c’est vous. Faites comme vous sentez : c’est la liberté.

 

Bouchagroin au chasseur, à part.

Mais Sire, allez-vous vraiment le laisser s’enfuir ?

 

Chasseur

Il ne le veut plus. Ces grilles l’arrêtent plus efficacement lorsqu’elles sont ouvertes.

(À Bouchagroin, Sponge et Madame O’Nah.)

Les enfants, allez vous préparer pour la photo-souvenir. (Ils sortent gaiement par la grille ouverte. À Pascal.)

Nous avons toujours une pause conviviale, lorsqu’un employé part. Histoire de ne pas nous quitter fâchés. Je vais chercher l’appareil. Ne vous sauvez pas ! (Il sort par la droite.)

 

Pascal, se retournant vers Lucia qui se lève.

Lucia, dites-moi pourquoi soudain je crains de me mettre en chemin.

 

Lucia

Vous avez ouvert votre cœur au doute. La bonté du père ne vous émeut plus depuis que le mal vous paraît aimable.

 

Pascal

Mais puisque le Sire ne me retient pas, puisqu’il se soucie de ma liberté ? Puisque lui-même a coupé court, tout à l’heure, à l’odieuse mise en scène de votre assassinat ?

 

Lucia

Comme un jouet dans leurs mains j’aurais péri joyeuse – pour vous savoir en route, loin d’ici sans retard !

 

Pascal

Mais pourquoi cette hâte si finalement ces gens sont fréquentables ?

 

Lucia

Pascal, votre mémoire ! Au fond de quels sous-sols et jusqu’à quels abysses vous ramèneront ces fréquentations ! Fuyez sans plus attendre, tant qu’on le tolère ! Je vais chercher mon frère et nous passons les grilles !

 

Pascal

Je ne sais pas vouloir ! Forcez-moi à vous suivre !

 

Lucia

Je ne sais pas contraindre ! (Elle gagne la chambre à tâtons.)

 

 

Scène 8 : Pascal, Sponge, Madame O’Nah, Bouchagroin, puis le chasseur ; des gardes. Sponge, Madame O’Nah et Bouchagroin rentrent ensemble, exécutant une sorte de numéro comique. Ils portent chacun un masque de porc qui laisse apparents la bouche et le menton ; vêtus normalement.

 

Chasseur, entrant avec l’appareil photo.

Allons, les enfants : venez pour la photo ! (Après une hésitation, Pascal va se placer au milieu du trio masqué face à la salle, sous la fontaine, pendant que le chasseur prend la photo.)

 

Souriez ! (Les trois masques s’immobilisent, regardant droit devant eux, autour de Pascal qui sourit avec gêne, leurs mains sur ses épaules, la tête de Madame O’Nah inclinée contre la sienne.)

Clic ! Et voilà, ça fait de bons souvenirs !

 

Sponge, tenant Madame O’Nah par la nuque.

Oh, la vilaine bête ! Voilà qu’elle se tient sur ses pattes arrière pour qu’on la confonde avec Dame O’Nah !

 

Madame O’Nah, gloussant.

Non, non, monsieur le boucher, je suis votre collègue ! Ne me tuez pas !

 

Bouchagroin, ne parvenant pas à garder son sérieux.

C’est une truie de cinq ans, ou je ne m’y connais pas ! Elle s’est échappée des stabulations ! (Madame O’Nah échappe à Sponge et trottine vers les grilles ouvertes.)

 

Bouchagroin

Gardes ! Fermez les grilles : la truie se carapate ! (Les gardes obtempèrent.)

 

Pascal, à part.

Ces divertissements amers et grotesques… Cela me rappelle… Il y a cinq ans… (Madame O’Nah se retourne vers Sponge en frappant le sol.)

 

Sponge

Attention, elle va charger ! Gare au goret !

 

Pascal, à part.

Je fus entraîné dans les joies malsaines des mascarades… Sans penser à mal…

(Madame O’Nah charge Sponge qui la rattrape et d’une main l’emmène dans la chambre, exhibant dans l’autre son long poignard.)

 

Bouchagroin, au chasseur qui rit de bon cœur à côté de Pascal.

Il la rentre à l’ombre avant de l’abattre, pour lui calmer les sangs : sinon elle va libérer des toxines et la viande sera moins tendre.

 

Sponge, hurlant depuis la chambre.

Je vais te saigner !

 

Pascal, à part.

Puis au gré des masques, j’ai goûté l’ivresse de l’incognito. J’ai mis sur ma peau une carapace d’impunité. J’étais devenu subtil et bestial.

 

Bouchagroin

Sire, puis-je allumer le barbecue ?

 

Chasseur

Oui : avec de belles flammes ! (Bouchagroin sort par la grille sur laquelle il laisse la clef, ayant donné son masque au chasseur. Le chasseur, masqué, à Pascal.)

Vous voyez l’ambiance ? Ça leur prend parfois pour se défouler. C’est récréatif.

 

Pascal, à part.

Et leurs mêmes leurres aujourd’hui m’arrêtent et m’ont pris peut-être. Il faut en finir !

(Au chasseur, froidement.) Vous m’avez trompé. Vos rondes cocasses n’ont qu’un seul but : distraire mon cœur du projet mûri de mon évasion ! Mais j’ai bien compris que le plus léger retard consenti accroît votre empire sur ma volonté ! Qu’elle serait plus prompte, si vos faux-semblants, simultanément, n’avaient obscurci mon intelligence ! Qu’enfin sans vergogne et par pure haine, ne pouvant créer, ne voulant servir, Sire vous mentez ! (L’éclairage nocturne devient subitement rouge.)

 

Chasseur, toujours masqué, d’une voix brûlante de haine.

Bien sûr que je mens ! Est-ce une découverte ? Comment, roi des Pépinières, tu ne veux donc plus comme auparavant jouer au bal masqué ? Ne sommes-nous plus copains comme cochons, sale petit… Pascal ? (Il pousse un rire dément.)

 

Pascal

Nanrib ! Je t’ai reconnu ! (Il lui arrache son masque.)

 

Chasseur, voix démente.

Et moi je t’ai perdu ! (Il lui crache au visage et commence à fuir, mais se prend le pied dans la trappe du sous-sol.)

A moi, Sponge, au secours ! (Pascal le terrasse, le fait rouler dans l’escalier – invisible – et se tient debout sur la trappe. L’éclairage rouge redevient nocturne.)

 

 

Scène 9 : Pascal, Sponge, Bouchagroin

 

Sponge, toujours masqué, sort de la chambre en brandissant sa dague sanglante.

Un accident, Sire. Un bête accident. Il m’a surpris, j’ai réagi… Mes réflexes ont parlé… Quant à le soigner… (Comme revenant à lui, il enlève son masque ; à Pascal.)

M’a-t-on appelé ?

 

Pascal

Votre Sire vous précède aux sous-sols Monsieur Sponge : il est furieux.

(Sponge descend en hâte par la trappe que Pascal lui ouvre et referme sur sa tête.)

 

Sponge, parvenant à blesser Pascal au pied.

Trahison !

 

Pascal

Je suis blessé ! (Gardant un pied sur la trappe, il fait rapidement glisser le canapé dessus.)

 

Madame O’Nah, sans masque, depuis la véranda.

Monsieur Baudouin, venez vite… Angelo…

(Pascal, le pied ensanglanté, court en boitant vers la chambre, verrouillant la grille au passage, dont il emporte la clef. Des coups sur la trappe, sous le canapé.)

 

Voix de Sponge

Maître Bouchagroin ! Gardes ! Holà, quelqu’un ?

 

Bouchagroin, arrivant derrière les grilles.

Sponge, où êtes-vous ! Que se passe-t-il ? Les grilles sont closes, la clef n’y est plus !

 

Voix de Sponge

Baudouin l’a prise ! Cherchez-en une autre, vite !

 

Bouchagroin, repart en criant.

Gardes, attrapez Baudouin ! Laissez vos factions et coffrez ce traître !

 

 

Scène 10 : Madame O’Nah, Pascal, Lucia, deux gardes. Le pinceau d’un projecteur commence à balayer l’espace.

 

Madame O’Nah, paraissant avec Pascal sous la véranda.

Elle ne parle plus depuis que son frère…

 

Pascal

On ne peut l’emmener. Tout est de ma faute. Nous mourrons ici.

 

Madame O’Nah

Mais dites-lui donc…

 

Pascal, l’interrompant.

Taisez-vous, mauvaise ! C’était votre but. Vous avez gagné !

 

Madame O’Nah

Il faut la convaincre, il est encore temps ! Oh, mais vous saignez !

 

Pascal

Je resterai seul, avec Angelo. Que Lucia s’échappe : ouvrez-lui la grille, si votre intérêt vous y autorise ! (Il lui donne la clef.)

 

Lucia, apparaissant entre eux, le visage livide ; d’un ton passionnément calme.

Venez, Pascal. Mon frère le commande.

 

Madame O’Nah

Elle emmène son frère, mais vous restez ici ? Je vous soignerai.

 

Pascal

Ouvrez donc les grilles !

(Pascal et Lucia entrent dans la chambre. Madame O’Nah ouvre les grilles. Pascal, tête baissée, revêtu de la tunique verte de son arrivée, pieds nus dont l’un sanglant, dans le fauteuil poussé lentement par Lucia, sort de la véranda. Sans regarder Pascal, Madame O’Nah ramène sur lui les pans de la tunique de Lucia.)

 

Un garde

Halte-là ! Nous voulons Baudouin ! Qui sont ces deux-là ?

 

Autre garde, un peu ivre.

Les mêmes qu’hier : l’aveugle et son frère, le paralytique !

(A Pascal, qu’il prend pour Angelo.)

Si j’avais comme toi une jolie frangine, ça me gênerait pas d’être dans ton fauteuil !

 

Premier garde

Où partez-vous comme ça ? (Des coups sur la trappe.)

 

Lucia, sur un ton sans réplique.

Nous rentrons aux Pépinières Domaniales. (Des coups sur la trappe.)

 

Premier garde, au second.

Va chercher la lanterne : je n’y vois pas clair ! 

 

Voix de Sponge, les interrompant.

Gardes ! Par tous les diables ! Dégagez la trappe ou je vous fais pendre !

(Les deux gardes abandonnent la grille, cherchent un moment d’où vient la voix de Sponge, puis comprennent et vont pousser le canapé. Lucia et Pascal franchissent les grilles et disparaissent. L’éclairage nocturne pâlit : c’est l’aurore.)

 

 

Scène 11 : Les gardes, Sponge, Bouchagroin, le chasseur, Madame O’Nah, puis Angelo.

 

Chasseur, ayant jailli du trou après Sponge, d’une voix démente et contrôlée.

Traquez ce porc ! Verrouillez tout ! S’il vous échappait, il faudrait le sang d’un milliard de truies et mille et une nuits dans six cents sous-sols pour laver l’outrage fait à mon règne ! Est-ce clair, Monsieur Sponge ?

 

Sponge

Oui Sire : comme le sang ! Gardes ! Avez-vous compris ? Verrouillez les grilles et fouillez partout ! Il n’a pu s’enfuir : j’ai tranché son pied ! (Les gardes se dispersent, les pinceaux des projecteurs se multiplient et accélèrent leur ronde. Madame O’Nah va dans la chambre.)

 

Bouchagroin, arrivant derrière la grille.

Qui a renvoyé les pépiniéristes ? Ils viennent de passer la dernière enceinte !

 

Madame O’Nah, depuis la véranda.

Sponge, Angelo se meurt de votre blessure.

 

Sponge, rejoignant Madame O’Nah.

Il n’avait qu’à pas jouer les héros pour sauver une truie promise au couteau !

 

Bouchagroin

Angelo, ici ! Le paralytique ? Mais alors tout à l’heure, qui était dans le fauteuil ?

(Tous regardent Bouchagroin. Silence.)

Horreur ! Enfer et calamité! Baudouin s’est enfui ! Amenez-moi le gosse : il paiera pour l’autre ! (Sponge et Madame O’Nah déposent avec brutalité Angelo ensanglanté au pied du chêne. Angelo serre contre lui son ballon crevé.)

 

Chasseur, se penchant sur Angelo qu’il secoue avec force ; d’une voix démente et contrôlée.

Comment as-tu pu, répugnante larve, jouer à Nanrib ce tour déplaisant !

 

Angelo, péniblement.

J’ai voulu défendre Madame O’Nah.

 

Madame O’Nah

Pauvre infirme.

 

Sponge

Elle ne risquait rien : c’était une farce ! Je ne l’aurais pas saignée pour de bon…

 

Bouchagroin

Tu crèves comme un gland, loin de ton fauteuil et loin de ta sœur.

 

Angelo, péniblement.

J’ai confié l’une et l’autre, pour son salut, à Monsieur Pascal. Je sais qu’il est sauf et je vous pardonne.

(Sponge se lève et reste contre la grille, dos à la scène ; idem Bouchagroin, face à la fontaine et le chasseur face au miroir. Madame O’Nah au pied du chêne, soutenant la tête d’Angelo allongé devant elle.)

 

Chasseur, pleurant de haine.

Il m’a échappé ! À lui l’héritage !

 

Angelo

La paix me transporte, et la vérité…

 

Chasseur

Moi qui ne voulais que rompre ses chênes !

 

Angelo

…libère mon âme.

(Le ballon crevé roule à terre vers la droite. L’aurore : le soleil levant modifie l’éclairage. Silence.)

 

Rideau

 

 

Acte V

 

Scène 1 : Dans une forêt, une étroite clairière ensoleillée par un éclairage matinal.

 

Voix de Pascal.

Prenez garde aux racines. Tout droit… Encore... Je vous assure que je vais pouvoir marcher.

(Pascal dans son fauteuil arrive seul par la droite, les mains sur les genoux, vêtu de sa tunique verte déchirée, et toujours recouvert des pans de la tunique de Lucia dont le reste du tissu flotte comme une traîne derrière le fauteuil.)

Nous sommes assez loin ; Lucia, prenez ma place et je vous pousserai.

(Le fauteuil s’immobilise au milieu de la scène. Silence. Sans se retourner.)

Vous ne me dites rien ? Vous êtes fatiguée.

(Il écarte les pans de la tunique et se lève en boitant, avec une expression de souffrance lorsqu’il pose à terre son pied sanglant.)

Le coup n’a pas rompu les ligaments, je crois.

 

(Il se tourne et découvre l’absence de Lucia. Saisissant la tunique ; avec inquiétude.)

Où êtes-vous, Madame ?

(Revenant en arrière en boitant, à sa recherche.) Qu’êtes-vous devenue ? Je n’ai rien entendu !

(Examinant le sol.) Je vois l’empreinte dans la terre des roues du fauteuil – mais de vous nulle trace…- sinon cette tunique. Aurait-on pu de force vous en dépouiller, sans que je le remarque ? Non, et cela me rassure : car c’est donc librement que vous m’avez privé… de vous.

 

(Il s’agenouille au milieu de la scène, face à la salle, et enfouit son visage dans la tunique qu’il tient en ses mains. Puis, relevant la tête.)

C’est justice Madame. Ne vous ai-je pas, moi, privée de votre frère ? Sans le poids de mes crimes, sans ma légèreté quand, les grilles s’ouvrant, je n’ai plus voulu fuir – Angelo serait sauf, ici même en vos bras. Là-bas c’est mon cadavre que devraient fouler le Sire et ses porchers, m’offrant pour sépulture l’auge de leurs bêtes ! Au lieu de ça je vis, petit frère : je suis libre. Sauvé par le fauteuil de ton infirmité, caché sous la tunique de ta sœur aimée comme sous ton linceul, alors que tu mourais loin d’elle et pour un lâche ! Angelo, Angelo : vivre au prix de ton sang, est-ce là vivre encore ?

(La tête dans les mains ; un temps. Soudain pacifié, comme répondant à une suggestion.)

C’est donc cela : renaître ? (Il se relève.)

 

 

Scène 2 : Angelo, trois pépiniéristes. Bruit de pas derrière les arbres, à droite.

 

Voix du pépiniériste.

Es-tu sûr que le Maître a dit d’aller si loin ?

 

Pascal

Le Maître ? Et moi qui me croyais sorti de son domaine ! Il a lancé ses gardes ! Ils vont me rattraper ! (Laissant le fauteuil, il veut fuir, mais au premier pas, la douleur l’oblige à ramper ; il disparaît vers la gauche derrière un arbre. Entrent trois pépiniéristes : un homme, et deux jeunes filles en robe.)

 

Première pépiniériste

Le Maître m’a bien dit : « C’est dans une clairière dont j’ai planté moi-même il y a quarante ans les chênes au pourtour. » Nous y voici, je crois. Les glands y sont nombreux. Il faut les recueillir. (Les trois se mettent à ramasser des glands.)

 

Seconde pépiniériste

Oh, un fauteuil roulant !

 

Le pépiniériste

Quoi ? En pleine forêt ? Et personne à côté ?

 

Première pépiniériste

Là, du sang. Quelqu’un s’est enfui. (Ils encerclent l’arbre derrière lequel Pascal gît sans connaissance. Ils s’agenouillent autour de l’arbre, face à la salle ; on les voit, mais pas Pascal.)

 

Seconde pépiniériste, émue.

Il est ici. Est-il… mort ?

 

Le pépiniériste

Blessé au pied. Mais il respire. Il a du perdre assez de sang. Vite, menons-le chez le Maître.

 

Première pépiniériste

Ne prenons que le temps de panser cette plaie…

(Ils se penchent sur son pied.) Ça n’a pas l’air si grave… Un instant ! Ce visage… Ce front et cette bouche… Il ressemble…

 

Le pépiniériste

Mais oui, et la tunique verte est la même que (Ils se regardent avec une grande émotion.)

 

Seconde pépiniériste, se levant ; avec exultation.

Je vous précède et cours annoncer la nouvelle ! (Elle disparaît au fond parmi les arbres.)

 

Rideau

 

Scène 3 : En lisière de forêt. Dans le lointain sur une colline, la demeure du Superintendant, sorte de grande villa toscane au pied de laquelle on distingue le quadrillage de plantations diverses. S’appuyant au cou de deux pépiniéristes, le Superintendant arrive au fond à gauche, aussi vite que le lui permet la débilité de son corps (que l’on devine au soin que prennent ses porteurs), c’est-à-dire lentement. Une troupe nombreuse de serviteurs l’accompagne. Marchant devant lui, le visage et la tête recouverts par un voile noir, Lucia porte la très belle robe verte de la mère défunte lors de l’apparition au miroir (cf  acte III scène 2). Le père porte une longue barbe blanche, la même tunique verte que Pascal, mais flottante et sans accrocs, sous laquelle on peut voir une seconde tunique, rouge, d’un style médiéval, ajustée par une ceinture. Sa tête est enserrée par un bandage propre et blanc qui doit inspirer la compassion. Tous ont l’air anxieux et réjouis.

 

Le père, les yeux au ciel.

Oui merci ! Oh merci, car il vit ! Et moi qui m’apprêtais à révoquer ma charge…

(A la seconde pépiniériste venue l’avertir.) Comment respirait-il – avec peine dites-vous ?

 

Seconde pépiniériste

Maître, paisiblement.

 

Le père

N’y avait-il au moins pas trop de sang sur l’herbe ?

 

Seconde pépiniériste

Tout juste assez, ô Maître, pour repérer sa trace.

 

Le père

De grâce, mes bons amis, menez-moi plus vivement ! C’est beaucoup trop lent !

 

L’un des porteurs

Maître, dans votre état…

 

Le père

Au trot, vous dis-je, au trot : poussez cette bourrique ! Mon fils est de retour et c’est…

(Les porteurs ont à peine accéléré puis s’arrêtent pour laisser arriver jusqu’à eux Pascal, revenu à lui, les bras également passés au cou des deux premiers pépiniéristes, son pied bandé d’un linge propre.)

…mon fils unique !

(Les porteurs de Pascal s’arrêtent à quelques mètres en avant du père. Un temps ; le père et le fils se regardent. Pascal tombe à genoux aux pieds de son père qui s’assied bientôt dans le fauteuil roulant qu’un serviteur vient d’apporter. Il reçoit Pascal dans ses bras.)

 

Pascal

Père ! J’avais oublié la douceur de votre nom.

 

Le père

La paix m’est revenue. Je ne me souviens plus d’avoir été sans toi. Mon enfant… Ô toi le plus aimé des fils de cette Terre.

 

Pascal

Mon père, je vous demande…

 

Le père, l’interrompant.

Demande ce que tu veux : le domaine est à toi, toutes les Pépinières ! Demande-moi tout bien, pourvu que tu revives !

 

Pascal

Mon père, je vous demande… pardon.

 

Le père

Reconnais et reçois le pardon de ton père.

(Le père relève et fait glisser le voile noir de Lucia, debout à sa droite.)

 

Pascal, stupéfait.

Lucia ! (Il baise ses paumes.)

 

Lucia

Pascal !

 

Le père

Elle s’est tenue sans bruit au cœur de ta misère, pour éclairer ta nuit.

 

Pascal

Mais Lucia : vos yeux !

 

Lucia, rayonnant.

J’ai recouvré la vue quand vous avez franchi les portes du domaine ! Mes yeux ne savent rien des tâches qui vous tinrent loin de votre père ! Et mon cœur se réjouit – et notre âme exulte de vivre en cette heure ce qu’un frère a prédit !

 

Le père

Apportez ma plus belle tunique, et l’en revêtez !

(Dès que le père a commencé à parler, les amis et serviteurs jusque là silencieux s’activent tout à coup. La scène s’emplit de leurs danses et de leur musique. La pépiniériste passe à Pascal la tunique blanche que Lucia avait laissée sur le fauteuil.)

Préparez un banquet ! Jouez de la musique, car mon fils était mort, et il…

 

(Le père s’interrompt – tous s’immobilisent et la musique cesse – à l’arrivée d’un ballon bien gonflé qui rebondit depuis la gauche et puis roule doucement à travers la scène – entre la salle et Pascal toujours agenouillé aux pieds de son père – suivi d’un petit enfant qui, voulant l’attraper, disparaît bientôt de l’autre côté de la scène.)

 

Lucia et le père

Et il est revenu à la vie.

(Danses et musiques reprennent.)

 

Rideau

-FIN-

 

 

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Dernière mise à jour :
28-nov-2003